jeudi 21 décembre 2006

La gauche en questionnement


Cet article est paru dans Espace de libertés n°348 de décembre 2006, pp.24-25

17 ans après la chute du mur et la fin du « bloc soviétique » la gauche est toujours en questionnement face aux mutations du capitalisme. Plusieurs ouvrages publiés récemment en France et en Belgique questionnent de manières diverses ces aspects.

La tactique de l’entrisme

Bien que publié en France, le premier ouvrage concerne l’autobiographie d’un militant trotskiste belge[1]. Né en 1930 dans un milieu de classe moyenne, Georges Dobbeleer est très jeune touché par les injustices sociales. C’est par l’animation des groupes liés à la revue Esprit qu’il se forme politiquement. Après un bref passage au sein du Parti Communiste, Dobbeleer rejoint la section belge de la 4e internationale dont il devient en 1956 un membre du bureau politique et où il milite toujours actuellement. Si le livre raconte avec beaucoup de détail l’histoire sociale de la Belgique de la deuxième guerre mondiale à la fin des années 60, on regrette qu’il reste fort discret sur le fonctionnement et les décisions prises par le mouvement trotskiste qui, de l’aveu de l’auteur, ne comptait que 62 membres en 1965 ! Malgré cela le rôle des membres de la 4e internationale ne fut cependant pas négligeable, notamment grâce à la pratique de l’entrisme[2]. C’est sur cet aspect que le livre est le plus intéressant. Si l’auteur insiste sur les quelques succès obtenus, principalement la prise de contrôle de la Jeune garde socialiste (JGS), il doit bien avouer que l’objectif de la création d’un parti de masse à gauche du Parti socialiste (PS) sera constamment un échec et fait le constat que « nous nous trouvions aussi face à une classe ouvrière plus solidement attachée que nous ne le pensions au Parti socialiste, avec une fidélité quasiment mécanique, comme elle l’avait été déjà, quarante ans plus tôt quand était né le Parti communiste »[3].

C’est justement un ancien trotskiste qui vient de publier une histoire du parti socialiste[4] d’après guerre. Ce livre comble enfin un vide même s’il est loin d’atteindre le niveau du classique de Marcel Liebman[5]. Le style de Robert Falony est alerte et ne manque pas de piquant avec de nombreuses phrases assassines sur le fonctionnement interne et l’absence de pensée de gauche. Un des grands mérites du livre est de ne pas offrir une vision monolythique de l’histoire du PS mais au contraire de s’attarder sur tous les courants alternatifs qui, même s’ils furent extrêmement minoritaires, n’en ont pas moins été essentiels de La Gauche à Refondation socialiste en passant par le Mouvement socialiste pour la paix ou encore Tribunes socialistes. Ainsi le tandem Jacques Yerna-Ernest Glinne est fort présent eux qui « firent entendre la voix de la gauche critique et toujours minoritaire »[6]. La défaite du deuxième lors de l’élection à la présidence du parti est d’ailleurs considérée comme un tournant par Falony qui la juge sans ambiguïté : « Spitaels était en ballottage, et on peut affirmer que si le congrès avait été correctement préparé, si les voix des minoritaires avaient été honnêtement reportées (il y eut de véritables tricheries dans le Hainaut occidental, mais en d’autres régions aussi), il aurait été battu»[7]. Falony aborde également l’entrisme trotskiste, mais pour le ramener à une proportion plus minime que celle qui peut se dégager de la lecture du livre de Dobbeleer : « Les militants trotskistes avaient rapidement, et ceci était classique, pénétré la structure la plus squelettique du mouvement socialiste, à savoir la JGS.»[8] En plus de baliser l’histoire du PS, le livre apporte donc une série d’éléments critiques bien venus étonnant dans un tel ouvrage. Le livre pose finalement clairement la question de l’avenir de la gauche : « Ces « élections noires » (celles de 1991) inauguraient une ère nouvelle, qui dure toujours : la vague d’extrême droite n’a cessé de s’amplifier depuis. Le vote « anti », à défaut d’une opposition de gauche crédible, anticapitaliste, se porterait désormais, tant en Flandre qu’en Wallonie sur des forces que le grand capital tient en réserve. »[9]

Le réformisme en question

Cette interrogation sur l’évolution de la gauche réformiste est au centre du dernier essai du directeur de la rédaction du Nouvel observateur Laurent Joffrin[10]. Dans ce livre, Joffrin prend vigoureusement la défense du réformisme face au discours de la gauche radicale et à l’utopie communiste qu’il dénonce vigoureusement. Via des parcours individuels, il montre combien les idées et les réalisations de la gauche ont dépendu de l’apport de personne provenant de classes sociales supérieures, de Voltaire à Keynes en passant par Hugo, Zola, Roosevelt, La Fayette… Ainsi : « Dans la corbeille ouvrière, le socialiste bourgeois qu’était Blum laisse en héritage les congés payés, les quarante heures et la dignité enfin conquise par l’avènement d’un gouvernement exprimant les plus humbles. Le communisme prolétarien laisse le goulag. »[11] Mais cette gauche bourgeoise s’est détachée du reste de la gauche depuis les années 90 lorsqu’elle a vu ses revenus exploser. C’est d’ailleurs la principale contradiction de la thèse de l’auteur qui consacre énormément de place à décrédibiliser le matérialisme au profit de l’idéalisme : « Il faut attendre le siècle des Lumières pour que cette inégalité devienne insupportable : c’est l’Idée qui a modifié la situation concrète aux yeux de ceux qui la vivent et non la situation sociale qui a produit l’Idée. Il faut se faire à la constatation que le monde des idées vit de manière autonome et influe de lui-même sur la réalité sociale. »[12] mais qui lorsqu’il doit expliquer les changements actuels le fait par des changements dans les conditions socio-économiques ! On relèvera par ailleurs que c’est comme par hasard au lendemain de 1989 que la gauche bourgeoise s’éloigne. Peut-être parce que sa motivation était celle illustrée par Keynes « (…) qui veut à la fois soulager la misère populaire et couper l’herbe sous le pied d’une révolution marxiste dont il n’attend que désastres matériels et humains »[13]. Conquis par le modèle scandinave, Joffrin qui plaide pour un recentrage de la gauche sur une réflexion morale universelle basée sur les valeurs d’Egalité est cependant contraint de conclure en disant que : « Héritier du postcommunisme et de Mai 68, nous avons fait progresser la liberté de manière inédite, dans les mœurs comme dans la politique. Mais, sous notre magistère, l’exigence égalitaire a échoué. (…) Il faut retrouver cette idée simple, qui a présidé à la naissance du mouvement socialiste : la liberté ne suffit pas. La philosophie des droits de l’homme est incomplète si elle oublie l’égalité réelle. La liberté dans l’injustice sociale apparaît comme un remède limité, parfois un simple alibi. »[14]

Du constat aux solutions :

Aller au-delà d’un constat et rechercher des solutions actuelles aux problèmes de société, c’est ce que l’on retrouve dans deux livres récents publiés par les éditions Couleur livres. Dans le premier Grégor Chapelle plaide pour le rassemblement des progressistes afin que la gauche repasse à l’offensive en s’appuyant sur les trois valeurs suivantes : l’Egalité, la Solidarité et la Démocratie[15]. Outre une nécessaire prise de conscience de nos petites complicités quotidiennes avec le système[16], il est urgent pour Chapelle « que les progressistes cessent de considérer comme des extrémistes ceux qui posent le constat de l’affrontement en cours entre le capital global et nos démocraties devenues locales (…) Il est donc nécessaire de bien identifier la distinction entre libéralisme économique et libéralisme politique »[17]. Il prône donc l’investissement dans les placements éthiques et voit dans l’économie sociale et le commerce équitable une stratégie importante. Loin de prôner la Révolution, l’auteur voit dans la réappropriation de la démocratie locale et les multiples révolutions au quotidien le moyen le plus efficace pour la gauche de repasser aujourd’hui à l’offensive.

Le second est constitué d’une interview par un journaliste de la Libre Belgique de François Martou[18]. Ce dernier y retrace son parcours depuis l’époque où il a milité au sein du Mouvement des étudiants universitaires belges d’expression française (MUBEF) jusqu’à son départ de la présidence du Mouvement ouvrier chrétien (MOC). Sans surprise, c’est l’opinion d’un homme de gauche que l’on découvre, critiquant fortement les dérives libérales et dont le principal adversaire politique reste le Mouvement réformateur (MR). Cette grille d’analyse fait que Martou plaide pour le rassemblement des progressistes dans la continuation d’objectif 72 et du B-Y, en faisant un véritable leitmotiv. Dans ce rassemblement chacun garderait ses spécificité car, si Martou parle de réseau et non de pilier catholique, il n’en défend pas moins le C du MOC et la présence d’un aumônier en son sein, comme de l’existence du très discret « Groupe de contact des institutions chrétiennes ». Au niveau des solutions, Martou s’avère principalement défensif avec des positions très claires sur la défense de la sécurité sociale mais il soutient également quelques idées comme la liaison des allocations sociales au coût réel de la vie et surtout, comme Gregor Chapelle, fonde beaucoup d’espoir sur l’économie sociale et les placements éthiques.

Mais il est cependant clair pour lui que cela ne peut suffire et qu’il faut un changement profond de la société car : « l’éthique individuelle ne peut pas remplacer les problèmes des rapports sociaux généraux ; la somme des vies personnelles fraternelles ne peut changer la nature d’une société matérialiste, nationaliste, conflictuelle. Si les chrétiens, par leur éthique individuelle, avaient pu changer la société, celle-ci serait fraternelle ! »[19]. Notons en guise de conclusion que « chrétiens » peut ici être sans problème remplacé par « laïques ».

Notes

[1] Georges Dobbeleer, Sur les traces de la révolution. Itinéraire d’un trotskiste belge, Paris, Syllepse, 2006, 349 p.
[2] Tactique recommandée par le IIIe congrès de la IVe internationale de 1951 et qui consiste à infiltrer les organisations ouvrières socialistes afin d’en influencer la politique dans le sens du trotskisme.
[3] p.291
[4] Robert Falony, Le parti socialiste. Un demi-siècle de bouleversements. De Max Buset à Elio Di Rupo, coll. Voix Politiques, Bruxelles, Luc Pire, 2006, 282 p.
[5] Marcel Liebman, Les socialistes belges 1885-1914. La révolte et l’organisation. Bruxelles, EVO, 1979. A notre avis un des (si pas le) meilleurs livres d’histoire belge.
[6] p.137
[7] p.161
[8] p.37.
[9] p.240. Sur ce constat voir également mon article Lutter contre les dérives du capitalisme, une solution à l’extrême droite ? in Espace de Libertés n°345 de septembre 2006, p.26
[10] Laurent Joffrin, Histoire de la gauche caviar, Paris, Robert Laffont, 2006, 209 p.
[11] p.117
[12] p.88
[13] p.96
[14] p.204.
[15] Gregor Chapelle, Chaud devant ! Construire une gauche offensive, Bruxelles, Couleurs livres, 2006, 101 p.
[16] Sur ce thème, on lira avec intérêt Alain Accardo, Le petit-bourgeois gentilhomme. La moyennisation de la société, Bruxelles, Labor-Espace de Libertés, 2003
[17] p.61.
[18] Paul Piret, François Martou. Demain il fera jour… Bruxelles, Couleur livres, 2006, 143 p.
[19] p.101