mercredi 21 février 2007

Répondre à l'insécurité

Cet article a été publié dans Espace de libertés, n°350 de février 2007, pp.7-8

Inaugurée en 2004 par le livre de Nicolas Bárdos-Féltoronyi L’économie sociale et solidaire. Théories et pratiques, la collection « Comprendre » des éditions Couleurs livres s’était enrichie en 2005 d’un Economie politique par Yves de Wasseige qui en 288 pages et 622 points était un véritable cours d’économie comprenant même des exercices. Ces deux ouvrages assez ardus, malgré la volonté pédagogique de leurs auteurs, ont été rejoints par un troisième.

La sécurité sociale aujourd’hui

Comprendre la Sécurité sociale pour la défendre face à l’état social actif[1] est la troisième version, réactualisée, d’un document écrit pour la première fois en 1991. Ce livre couvre l’ensemble des aspects de la sécurité sociale, de son histoire au débat sur son financement et son avenir en passant par l’explication de sa structure branche par branche[2]. Tout en veillant à rester le plus accessible possible, Patrick Feltesse et Pierre Reman ne font pas l’impasse sur la nécessaire technicité de la matière notamment par la publication de nombreux tableaux très illustratifs sur les enjeux financiers. Comme la deuxième partie de leur titre l’indique, les deux auteurs publient ici un livre idéologique, au meilleur sens du terme, qui se veut un outil pour que les citoyens puissent se réapproprier un débat dont ils sont depuis trop longtemps exclu malgré qu’il les touche au premier plan. On estime en effet que plus de 25% des revenus disponibles des ménages sont issus de la redistribution sociale, que si 7% de la population vit dans l’extrême pauvreté plus de 35% ne le devient pas grâce à la sécurité sociale et qu’en région wallonne ce sont 40% des ménages qui seraient en difficultés financières sans la sécu. Dans ce sens, l’analyse en fin de volume des programmes des différents partis démontre combien le clivage gauche-droite est encore bien présent. Ainsi le concept « d’état social actif » introduit en 1999 est lourd de sens puisque, dans la ligne de la loi cadre de juillet 1996 appliquant les critères de Maastricht, il met le poids du respect des objectifs de Lisbonne sur la responsabilisation des individus sans réfléchir en parallèle aux problèmes de financement. Il s’agit là clairement d’un choix purement politique – certes influencé par l’Europe – comme en 2000 lorsque le gouvernement a privilégié les réductions fiscales à la liaison au bien être au moment où l’économie repart à l’embellie. Ou lorsqu’il décide pour promouvoir l’emploi d’une hausse des réduction des cotisations patronales[3] de 540 millions d’€ à 4,5 milliards entre 1993 et 2004, soit une augmentation de 900 % qui est loin de correspondre aux créations d’emplois de ces dix dernières années. Et les deux universitaires d’être très clair : « C’est en cela que l’on peut parler de complot néo-libéral. Lorsque l’Etat se prive volontairement de ses ressources, il entre déjà dans un processus de privatisation qui est d’autant plus pernicieux qu’il est, à ce stade, totalement implicite »[4].

Or, la sécurité sociale, dont le droit est inscrit dans la constitution depuis 1994 seulement et dont les principes généraux sont définis par une loi du 29 juin 1981, a pour objectif de protéger les personnes des risques que la société provoque. « Il ne faut pas oublier que la solidarité s’est développée non seulement suite à la pression populaire et à la volonté du mouvement ouvrier de développer une économie « sociale » à travers les coopératives et les mutualités mais aussi, parce que les pratiques sociales basées sur les seules valeurs de liberté et de responsabilité ont été incapables de proposer des réponses concrètes et pertinentes à la question du développement du paupérisme et des risques sociaux liés à l’industrialisation »[5]. Pour répondre à cet objectif, la sécurité sociale ne mobilise pas moins de 59,607 milliards d’€, soit environ 50 % du budget total de l’état. Le contrôle démocratique et le choix d’utilisation de cette somme importante sont donc des enjeux majeurs pour la société de demain. Comme l’est la question des effets du genre, soit la double inégalité des femmes dans la sphère familiale et sur le marché du travail, travail qui reste central dans la question de l’accessibilité et du montant des diverses allocations sociales. Les auteurs soulèvent ainsi la question de l’individualisation des droits, revendiquée par certaines associations de personnes précaires, tout en soulignant la complexité d’une réforme qui s’attaquerait au fondement de la sécurité sociale, déjà fortement fragilisée par l’extension des assurances complémentaires et du deuxième pilier (assurances-groupes et/ou fonds de pension) dont un tiers des salariés bénéficient mais qui a pour effet pervers que « le développement des protections complémentaires concourt à générer une inégalité croissante de la protection sociale totale, couvertures privées incluses. (…) de toute manière, le développement du second pilier consiste à transférer des moyens budgétaires sous forme d’avantages fiscaux à une partie des travailleurs des secteurs qui peuvent se permettre des hausses de salaire indirect (éventuellement au-delà de la norme salariale), au détriment du refinancement du 1er pilier qui est celui de tous »[6].

La CSG

Feltesse et Reman sont par contre favorables à la création d’une Cotisation Sociale Généralisée (CSG), idée remontant aux années 90 et qui est notamment portées par les syndicats. « L’assiette de prélèvement de la CSG ne se réduit pas aux revenus de l’activité professionnelle, mais englobe l’ensemble des revenus, notamment les revenus de remplacement imposables et les allocations familiales, les revenus du patrimoine, mobilier et immobilier. Elle serait aussi levée sur les sociétés. »[7] Avec un taux de seulement 3%, et en laissant de côtés les plus petits revenus, elle permettrait d’obtenir 2,5 milliard d’€ et ainsi d’élargir l’assiette du financement de la sécurité sociale qui dépendrait moins des revenus du travail alors que « la tendance à une insuffisance croissante des recettes est notamment liée au fait que les cotisations sont calculées sur une masse salariale qui en valeur relative a diminué, de 60% du PIB en 1980 à quelque 54% en 2003, tandis que la part des revenus de la propriété et celle des revenus des sociétés ont augmenté. »[8]. La sécurité sociale n’étant pas seulement un système d’assurance collectif mais également un outil de redistribution des richesses, cet élargissement de la base de perception vers les lieux où se trouve la richesse est indispensable, quand on sait que « le niveau des dépenses en pourcentage du PIB reste bien en dessous de celui du début des années 80 (15-16% au lieu de 19-20%). Une baisse est aussi observée pour l’ensemble de la protection sociale (…). Autrement dit, la protection sociale n’a plus suivi l’élévation de la « richesse nationale » ou plus justement du revenu national. Il en aurait été autrement si les allocations avaient été liées au bien-être »[9].

D’autant que, comme nous l’avons déjà souligné, la sécurité sociale a comme objectif principal de lutter contre le paupérisme, que l’on définit souvent comme un état permanent de précarité d’une partie de la population. Cette insécurité n’est pas le fruit du hasard mais bien le produit de l’activité économique et du caractère redevenant de plus en plus sauvage du capitalisme. « Un lien est constaté entre un niveau relativement élevé des dépenses de santé et notamment les régions à hauts taux de chômage ou les ménages à faible revenu. Il en va de même pour les différences d’état de santé et de mortalité. Nombreuses sont les affections qui se développent à la faveur de mauvaises conditions de vie ou de travail. Une meilleure prévention, une plus grande attention à sa propre santé ne suffisent pas à réduire la fréquence de ces affections. Les conditions de vie et de travail sont en effet liées aux rapports sociaux de travail (le développement de la concurrence, de la compétition, de la flexibilité et de la précarité, du stress au travail) ainsi qu’à la qualité et à l’accessibilité des fonctions collectives »[10].

L’insécurité sociale

C’est également ce constat qui est au centre du livre que Robert Castel a consacré à L’insécurité sociale[11]. Tout en insistant sur le fait que le risque zéro ne peut exister, le français insiste surtout sur le fait que l’insécurité n’est pas que civile mais est avant tout sociale car : « L’insécurité sociale n’entretient pas seulement la pauvreté. Elle agit comme un principe de démoralisation, de dissociation sociale à la manière d’un virus qui imprègne la vie quotidienne, dissout les liens sociaux et mine les structures psychiques des individus. (…) Etre dans l’insécurité permanente, c’est ne pouvoir ni maîtriser le présent, ni anticiper positivement l’avenir. C’est la fameuse « imprévoyance » des classes populaires inlassablement dénoncée par les moralistes du XIXe siècle. Mais comment celui que l’insécurité ronge tous les jours pourrait-il se projeter dans l’avenir et planifier son existence »[12]. Cet extrait est à mettre en parallèle avec le discours sur les chômeurs tenu aujourd’hui par les partisans de l’état social actif[13]. Castel insiste dans son ouvrage sur cette vérité souvent dérangeante en démocratie qu’ « une société ne peut se fonder exclusivement sur un ensemble de rapports contractuels entre individus libres et égaux car alors elle exclut tous ceux, et en premier lieu la majorité des travailleurs, dont les conditions d’existence ne peuvent assurer l’indépendance sociale nécessaire pour entrer à parité dans un ordre contractuel »[14]. D’où les nécessaires et indispensables protections sociales collectives présentes pour la plupart dans le système, certes encore perfectible, de la sécurité sociale. L’amélioration de ce système passe par des solutions innovantes, notamment dans la création de nouveaux droits liés à la formation et à la couverture des périodes transitoires, car le capitalisme a changé ainsi que le cadre de l’Etat-Nation. Pour Castel, le travail restera cependant central car « c’est dans une large mesure selon que le travail sera, ou non, sécurisé que pourra, ou non, être jugulé la remontée de l’insécurité sociale »[15].

Nous terminerons en reprenant l’intervention du député Harmand à la séance de la Convention du 25 avril 1793 : « Les hommes qui voudront être vrais avoueront avec moi qu’après avoir obtenu l’égalité politique de droit, le désir le plus actuel et le plus actif, c’est celui de l’égalité de fait. Je dis plus, je dis que sans le désir ou l’espoir de cette égalité de fait l’égalité de droit ne serait qu’une illusion cruelle qui, au lieu des jouissances qu’elle a promises, ne ferait éprouver que le supplice de Tantale à la portion la plus utile et la plus nombreuses des citoyens » [16] et le député de poser la question de la redistribution des terres et des fortunes. Est-il utile de préciser que 214 ans plus tard nous considérons cette intervention comme d’une terrible actualité, notamment pour les laïques ?

Notes

[1] Patrick Feltesse et Pierre Reman, Comprendre la Sécurité sociale pour la défendre face à l’état social actif, Coll. Comprendre, Charleroi, Couleurs livres, 2006, 232 pages, 24€
[2] Voir notre article La sécurité sociale a 60 ans in Espace de libertés n°326 de décembre 2004, pp.20-21.
[3] Dont on ne dira jamais assez qu’il s’agit d’un salaire différé des travailleurs et non d’une « charge patronale ».
[4] Patrick Feltesse et Pierre Reman, Comprendre la Sécurité sociale … op. cit. p.164. Pierre Reman a également coordonné le dossier « Sécurité sociale : le miroir nordique » paru dans le numéro de décembre 2006 de La Revue nouvelle.
[5] p.17
[6] p.147
[7] p.69
[8] p.66
[9] p.215
[10] p.161
[11] Robert Castel, L’insécurité sociale. Qu’est-ce qu’être protégé ?, Paris, Seuil, 2003.
[12] p.29
[13] Voir notamment le dossier consacré à cette question dans le journal du collectif « Solidarité contre l’exclusion » n°56 de novembre-décembre 2006, pp.21-35
[14] p.39
[15] p.86
[16] extrait du livre de Marcel Gauchet, La révolution des droits de l’homme cité par Castel p.27