lundi 19 mars 2007

A Chacun ses furies


Cet article a été publié dans Espace de libertés n°351 de mars 2007, pp.31-32

Les médias ont largement relayé l’attribution du dernier Goncourt au jeune auteur Jonathan Littell [1] insistant non seulement sur ses qualités littéraires, mais également sur la polémique suscitée par le fait qu’il plonge le lecteur dans le témoignage d’un ancien SS. L’auteur reprend ainsi une optique qui avait déjà valu à Eric-Emmanuel Schmitt des critiques pour son excellent livre La part de l’autre qui examinait le caractère profondément humain et « normal » d’Adolf Hitler, en faisant un homme comme un autre [2].

Une immersion dans le Nazisme

L’auteur propose donc une (trop) longue histoire écrite à la première personne. Il s’agit en fait des mémoires fictives de Maximilien Aue, ancien SS qui après la guerre évite l’épuration et réussit à refaire sa vie en partie grâce aux réseaux des anciens SS.

Après de nombreuses réflexions philosophiques sur son rôle pendant la guerre, rôle que le lecteur découvrira au fil des pages, Aue se met à raconter sa participation à la seconde guerre mondiale de manière chronologique à partir de l’invasion de l’URSS. De nombreux flash-back répartis au fil du récit nous apprennent qu’il a adhéré au parti nazi dès 1929 avant d’entrer dans la SS. Commencé avec l’invasion de l’URSS, son parcours de guerre passe par Stalingrad et Paris pour se terminer dans les décombres de Berlin après être passé par les camps d’exterminations. Au fil des affectations, toujours à l’arrière du front, Aue rencontre une série de personnages historiques comme Himmler et Speer, mais aussi Eichmann. De toutes ses rencontres Littell tire le prétexte de décrire brillamment le fonctionnement de l’Allemagne nazie, avec ses jeux d’influences, son évolution de 1933 à 1945 et ses fondements idéologiques qui se résument finalement à une idée d’action, une Weltanschauung très large et dynamique, résumée parfaitement par l’ami SS Thomas Hauser : « Mon cher Max, je t’ai expliqué cent fois que le national-socialisme est une jungle, qui fonctionne selon les principes strictement darwiniens. C’est la survie du plus fort ou du plus rusé »[3]. Le livre n’est cependant pas complaisant et ne cherche à aucun moment à minimiser les crimes ni à se lancer dans la démonstration des incohérences idéologiques. Ainsi le personnage de Voss, spécialiste des questions raciales et de nationalités est-il direct : « Toutes les tentatives pour définir les races biologiquement ont échoué. L’anthropologie crânienne a été un four total : après des décennies de mesures et de compilations de tables, basées sur les indices ou les angles les plus farfelus, on ne sait toujours pas reconnaître un crâne juif d’un crâne allemand avec le moindre degré de certitude. Quant à la génétique mendélienne, elle donne de bons résultats pour les organismes simples, mais à part le menton Habsbourg on est encore loin de savoir l’appliquer à l’homme. Tout cela est tellement vrai que pour rédiger nos fameuses lois raciales, on a été obligé de se fonder sur la religion des grands-parents ! On a postulé que les Juifs du siècle dernier étaient racialement purs, mais c’est absolument arbitraire »[4].

L’humanité de l’horreur

Si le roman permet donc de vivre de l’intérieur le Nazisme[5], il a surtout fait beaucoup parler de lui, et fera réagir de nombreux lecteurs, par le rôle quelque peu particulier que Maximilien Aue joue au fil de ses affectations et de la confiance grandissante qui lui est faite. Car dès l’invasion de l’URSS, Aue ne sert pas dans n’importe quelle unité puisqu’il participe à un Einsatzgruppe chargé de l’épuration derrière les lignes. Cette épuration concerne certes les dernières poches de résistances, mais elle s’applique surtout à tous ce que les Nazis considèrent comme des sous-hommes, en particulier les Juifs. Le livre n’épargne ici rien aux lecteurs poussant la description des horreurs très loin. Ces descriptions intègrent la difficulté pour les hommes qui les effectuent de tenir le coup sans sombrer dans l’alcoolisme ou le sadisme.

Le livre questionne donc à plusieurs reprises la responsabilité individuelle et le caractère finalement très banal des gens qui participent, s’éloignant ainsi des explications « diaboliques » bien confortables. « Si les terribles massacres de l’Est prouvent une chose, c’est bien, paradoxalement, l’affreuse, l’inaltérable solidarité de l’humanité. Aussi brutalisés et accoutumés fussent-ils, aucun de nos hommes ne pouvaient tuer une femme juive sans songer à sa femme, sa sœur ou sa mère, ne pouvait tuer un enfant juif sans voir ses propres enfants devant lui dans la fosse. Leurs réactions, leur violence, leur alcoolisme, les dépressions nerveuses, les suicides, ma propre tristesse, tout cela démontrait que l’autre existe, existe en tant qu’autre, en tant qu’humain, et qu’aucune volonté, aucune idéologie, aucune quantité de bêtise et d’alcool ne peut rompre ce lien, ténu mais indestructible. Cela est un fait, et non une opinion. La hiérarchie commençait à percevoir ce fait et à le faire entrer en ligne de compte. Comme me l’avait expliqué Eichmann, on étudiait de nouvelles méthodes. Quelques jours après sa visite arriva à Kiev un certain dr. Widmann, venu nous livrer un camion d’un nouveau genre. »[6].

Les qualités organisationnelles de Aue, malgré une petite hésitation et une tentative d’être affecté ailleurs, le font monter en grade. Placé sous l’autorité directe d’Himmler il a pour mission de rationaliser les camps de concentration afin de rendre plus productif les prisonniers. Ce n’est donc pas par humanité que Maximilien agit lorsqu’il s’oppose aux gazages des Juifs. Sa visite des camps est à nouveau décrite d’une manière très réaliste et parfois difficile à lire.

La force du livre, même s’il pose des questions dérangeantes pour les esprits bien pensants, réside donc dans ce questionnement sur la « normalité » des personnes ayant participé aux horreurs de la seconde guerre mondiale, et aux différents niveaux d’implications[7], d’Hitler au conducteur du train de déportés, de celui qui tient le fusil à celui qui donne l’ordre de tirer. Ces différents plans sont bien synthétisés dans l’extrait suivant : « Car ce serait une erreur, grave à mon avis, de penser que le sens moral des puissances occidentales diffère si fondamentalement du nôtre : après tout, une puissance est une puissance (…) N’était-ce pas un administrateur britannique, éduqué à Oxford ou à Cambridge, qui dès 1922 préconisait des massacres administratifs pour assurer la sécurité des colonies, et regrettait amèrement que la situation politique in the Home Islands rendît impossibles ces mesures salutaires ? Ou, si l’on souhaite comme certains imputer toutes nos fautes au compte du seul antisémitisme – une erreur grotesque, à mon avis, mais séduisante pour beaucoup -, ne faudrait-il pas reconnaître que la France, à la veille de la Grande Guerre, faisait bien plus fort en ce domaine que nous (sans parler de la Russie des Pogromes !) ? J’espère que vous ne serez pas trop surpris d’ailleurs que je dévalorise ainsi l’antisémitisme comme cause fondamentale du massacre des Juifs : ce serait oublier que nos politiques d’extermination allaient chercher bien plus loin. A la défaite – et loin de vouloir réécrire l’Histoire, je serais le premier à le reconnaître – nous avions déjà, outre les Juifs, achevé la destruction de tous les handicapés physiques et mentaux incurables allemands, de la majeure partie des Tsiganes, et de millions de Russes et de Polonais. »[8]

Un propos déforcé

Mais si tous ces éléments font des Bienveillantes un livre fort et à recommander (avec des réserves sur l’âge du lecteur) malgré ses longueurs, en est-ce bien le sujet principal où n’est-ce qu’un décor « original » à un propos autre ? La réponse à cette question est déjà présente dès les premières pages lorsque Maximilien Aue explique que « Ces notes-ci seront peut-être confuses et mauvaises aussi, mais je ferai de mon mieux pour rester clair ; je peux vous assurer qu’au moins elles demeureront libres de toute contrition. Je ne regrette rien : j’ai fait mon travail, voilà tout ; quant à mes histoires de famille, que je raconterai peut-être aussi, elles ne concernent que moi ; et pour le reste, vers la fin, j’ai sans doute forcé la limite, mais là je n’étais plus tout à fait moi-même (…) »[9]. Si effectivement l’auteur à aucun moment ne regrette rien, il est moins fidèle à sa déclaration de départ concernant ses histoires de famille. Le roman est en effet construit autour de la sexualité « particulière » de Aue. Amoureux de sa sœur jumelle avec qui il a eu des relations incestueuses, qui auront pour résultats deux jumeaux, Maximilien refuse toute relation avec d’autres femmes et désire lui-même ressentir ce que sa sœur ressentait, ce qui en fait un homosexuel quelque peu spécial dont les fantaisies sexuelles sont également décrites avec moult détails, comme sur la fin lorsqu’il occupe la maison de sa sœur. Ces révélations se font successivement et sont doublées d’une enquête judiciaire menée par des espèces de Dupond-Dupont ridicules qui poursuivent Aue jusque dans Berlin en ruine pour le meurtre de sa mère et de son beau-père commis dans un accès de démence lors d’une permission dans le sud de la France. Cette histoire qui prend de plus en plus d’ampleur dans le livre déforce à notre avis le propos des débuts sur l’humanité des bourreaux, le narrateur qui semblait parfaitement équilibré au départ étant lui-même un désaxé qui ira jusqu’au meurtre de son amis Thomas qui l’a pourtant sauvé de multiples fois. La fin de la citation sur le fait qu’il « a forcé la limite » nous semble tout à fait exact, des scènes comme la morsure à Hitler ou des personnages comme le mystérieux Mandelbrod, étant totalement ridicules et indignes du niveau du reste du livre.

Rattrapé par Alecton

Le livre se termine par cette phrase «J’étais triste, mais sans trop savoir pourquoi. Je ressentais d’un coup tout le poids du passé, de la douleur de la vie et de la mémoire inaltérable, je restais seul avec l’hippopotame agonisant, quelques autruches et les cadavres, seul avec le temps et la tristesse et la peine du souvenir, la cruauté de mon existence et de ma mort encore à venir. Les Bienveillantes avaient retrouvé ma trace. »[10] Or dans la mythologie grecque les Euménides (Bienveillantes en grec), qui deviendront les Furies dans le panthéon latin, étaient des divinités infernales, le plus souvent citées au nombre de trois : Tisiphone, Mégère et Alecton[11]. Cette dernière pouvait prendre toutes les formes qu’elle voulait pour poursuivre les coupables, et plus particulièrement les parricides. Le titre du livre lui-même indique donc bien que le propos n’est pas celui de montrer la possibilité pour un homme ordinaire de se transformer en bourreau mais bien celle d’une personne poursuivie par des démons bien particuliers de son passé.



[1] Jonathan Littell, Les Bienveillantes, Paris, Gallimard, 2006, 903p.
[2]
Eric-Emmanuel Schmitt, La part de l’autre, Paris, Albin Michel, 2001. Sur cette nécessaire humanité d’Adolf Hitler, voir notre article « La chute » de l’esprit critique in Espace de Libertés n°343
[3] p.330. voir notre article, Un paradigme de l’idéologie d’extrême droite in Espace de Libertés n°340 de mars 2006, pp.20-21.

[4] P.28

[5] Les personnes intéressées pourront également se plonger dans un nouveau livre appelé à devenir une référence : Bovy, Daniel, Dictionnaire de la barbarie nazie et de la shoah, Liège, Territoires de la mémoire-Luc Pire, 2007, 449 p.

[6] p.142. Il s’agit ici des fameux camions où l’on pratiqua le gazage.

[7] On se rappellera sur ce thème les études de Milgram, présente au cinéma dans I comme Icare ou dans Das Experiment.

[8] P.615

[9] p.12

[10] P.89

[11] P. Commelin, Mythologie grecque et romaine, Manchecourt, 1994, pp.232-235.