mercredi 21 décembre 2005

Le roman de Renard


Cet article a été publié dans Espace de libertés n°337 de décembre 2005, p.24

André Renard. C’est ce titre on ne peut plus sobre que Pierre Tilly donne à son imposante biographie (700 pages… et 704 notes !) du leader syndicaliste liégeois[1]. Un titre sobre qui se garde bien de qualifier d’une manière ou d’une autre André Renard, illustrant ainsi toute la complexité du personnage.

Entre sa naissance à Valenciennes le 21 mai 1911 et son décès le 20 juillet 1962, soit en 51 ans seulement, Renard va marquer l’histoire de la Belgique, non seulement sur le plan social mais également sur le plan politique. C’est en effet lui qui avec le Mouvement populaire wallon, donnera une réelle assise populaire aux idées wallonnes portées jusque là essentiellement par une bourgeoisie intellectuelle. Il est d’ailleurs significatif que la revendication wallonne de Renard portera principalement sur une régionalisation à des fins économiques et non sur une communautarisation à des fins culturelles et identitaires.

La biographie de Pierre Tilly replace systématiquement et (trop) précisément les étapes de la vie de Renard dans leur contexte socio-économique rendant son parcours et ses choix compréhensibles pour peu que l’on ne se perde pas dans le dédale des nombreux détails. Elle a surtout comme intérêt de démontrer combien la période qui précède la seconde guerre mondiale, puis l’expérience de la Résistance, sont déterminantes et fixent, au plus tard en 1945, les lignes doctrinale et d’actions qui seront mises en œuvre les 17 années suivantes. Ainsi sa relation avec le monde patronal et, surtout, le monde chrétien (notamment avec le leader de la CSC Fafchamps) s’établit-elle dans la Résistance à laquelle Renard participe dans un groupe, l’Armée de libération, de tendance démocrate-chrétienne. Plus important encore, la grande attention que Renard portait à la formation des travailleurs venant de sa propre expérience de formation d’abord au cours du soir, puis comme responsable du service de documentation de la fédération des métallurgistes à partir de 1936. Enfin, dernier exemple qui sera le plus fondamental, la forte implication de Renard dans la mobilisation en faveur du Plan du travail élaboré par Henri De Man. Les conceptions planistes seront au centre de la doctrine, dite renardiste, des « réformes de structure »[2] - terme d’ailleurs déjà utilisé dans les années 30 - mises sur pied par les deux congrès importants de la FGTB, Situation économique et perspectives d’avenir en 54 et Holdings et démocratie économique en 56, deux congrès au contenu toujours aujourd’hui d’une actualité troublante. Les réformes de structure, loin d’être un programme révolutionnaire, s’appuyait sur un triple axe : nationalisation de l’énergie[3], planification (souple) de l’économie et enfin le contrôle des holdings qui visait à « enfoncer un coin dans le mur du capitalisme » pour reprendre une expression d’André Renard souvent citée par Jacques Yerna.

L’important ouvrage de Pierre Tilly revient également sur les légendes qui se sont construites autour de l’action de Renard, parfois cependant, ce qui est paradoxal dans une somme aussi importante, de manière fort elliptique. Ainsi de l’épisode du gouvernement provisoire wallon de 1950. Mais d’autres questions sont abordées comme l’aide de la CIA à Louis Major pour que la FGTB participe à la création de la CISL[4], la menace de l’abandon de l’outil, la volonté séparatiste qui fit suite à la défaite de la grève de 60-61… Le livre se termine par une étude du « réseau de Renard » très intéressante qui montre combien le syndicaliste liégeois avait su sortir du milieu syndical pour élargir sa zone d’influence dans les milieux intellectuels, européens, politiques, chrétiens… et même patronaux. Enfin, sur un autre plan, le livre montre combien la société belge fut loin d’être calme dans les années qui suivent la Libération. Les conquêtes ouvrières obtenues durant cette période seront en effet le produit d’un jeux dialectique constant entre intégration au système (ex : déclaration commune sur la productivité) et explosions sociales violentes.

Une biographie qui au final se présente comme une référence incontournable pour les lecteurs avertis et qui montre combien Renard était un pragmatique qui ne reniera cependant jamais ses origines ouvrières.



[1] Pierre Tilly, André Renard, Bruxelles, Le Cri, 2005, 809 p., 38€. Il s’agit de l’édition de la thèse de doctorat défendue par l’auteur à l’UCL. La forme et le style s’en ressentent fortement.
[2] Structure ne prenant pas « s » comme on le lit trop souvent car il s’agit des réformes de la structure économique. Voir Guy Desolre, 50 ans de débats sur le contrôle ouvrier, Bruxelles, La Taupe, 1970 et la contribution de Jacques Yerna dans le colloque de la Fondation André Renard, Les réformes de structure 10 ans après le congrès extraordinaire de la FGTB, Liège, FAR, 1965.
[3] À méditer à l’heure de la vente d’Electrabel…
[4] Confédération internationale des syndicats libres. Créées après la seconde guerre mondiale dans le contexte de la guerre froide pour détacher de la Fédération syndicale mondiale (FSM) les syndicats des pays du bloc de l’Ouest. Le terme de « libres » est donc à comprendre uniquement dans un sens anticommunistes.

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