mardi 29 janvier 2008

Nouveau FN, vieille idéologie

Cet article a été publié dans le n°43 de janvier-février-mars 2008 de la revue Aide-mémoire, p.7

On peut retrouver la liste de mes articles publiés dans cette revue ici

La fin de l’année 2007 a été marquée par l’apparition d’un nouveau parti d’extrême droite en Belgique. En effet, profitant des ennuis judiciaires successifs de Daniel Féret, une partie des cadres et des élus du FN ont fait une (énième) scission. Mais cette fois-ci ils ont réussi à garder le nom, le sigle et le logo, éléments capitaux dans le cadre de leur ambition de conquérir un vaste électorat aux élections de 2009.
Droite et Modernité
Ce nouveau parti était en gestation depuis plusieurs mois via le cercle Droite et Modernité apparu fin 2005 au sein du FN et qui regroupait les « durs » de ce parti. L’organe de Droite et Modernité était alors A Droite[1]. C’est justement les trois premiers numéros de ce périodique, s’étendant d’octobre 2005 à juin 2006 et faisant chacun 48 pages, que l’on retrouve téléchargeable en format PDF sur le site du nouveau parti[2].
A Droite est sous-titré La Lettre politiquement incorrecte du sénateur Michel Delacroix. Ce dernier signe les éditoriaux et apparaît en couverture de l’organe. Deux autres cadres historiques de l’extrême droite francophone sont fort présents : Charles Pire et Patrick Sessler, ce dernier signant les textes les plus doctrinaux. On retrouve également une chronique accordée à l’«Alliance Bruxelles contre le déclin », groupuscule poujadiste servant de paravent francophone au Vlaams Belang à Bruxelles, et dont les textes se distinguent par leur pauvreté de contenu comme de ton.
La liberté d’expression
Le thème le plus développé dans les trois numéros, et ce dès le premier éditorial, est la dénonciation de la législation belge qui limite la liberté d’expression en empêchant les partis de la « droite nationale » de s’exprimer[3]. La longue interview du leader du Front National Bruno Gollnisch tourne d’ailleurs quasi exclusivement autour de cette question[4]. Parlant de la situation en Belgique, et plus spécifiquement du procès contre le Vlaams Block, il dénonce le fait que : « Ce qui est extrêmement grave dans la décision de ces magistrats belges, c’est qu’ils s’arrogent le droit, au mépris de la séparation des pouvoirs, de dire ce qu’une formation politique a le droit ou n’a pas le droit de proposer. »[5]. Le procès intenté contre le Vlaams Block est particulièrement développé, « On assiste à la poursuite d’une stratégie de déni systématique d’un droit aussi fondamental que la liberté d’expression »[6]. Ce que confirme le député Filip De Man, par ailleurs membre de l’aile dure du VB, lors d’une conférence-débat « La Belgique a écrit une triste page d’histoire en persécutant le Vlaams Blok et en faisant condamner notre parti par les tribunaux. Dans une véritable démocratie, on n’intente pas de procès contre ses adversaires politiques »[7]. Et Delacroix dans remettre une couche : « Une des grandes victoires de la démocratie consisterait donc à permettre au pouvoir judiciaire de décréter que l’opinion de certains électeurs serait infractionnelle »[8]. A l’inverse le premier amendement américain ou la grande tolérance anglaise sont citées en exemple : « Les conditions d’admission du National Front (…) tomberaient immanquablement sous le coup de la loi en Belgique : « … être blanc, avoir pour compagne une blanche, ne pas être homosexuel, ni usager de drogue… ». »[9] Outre la législation, le rôle des médias dans ce black-out médiatique est dénoncé[10].
Le rejet de l’autre
Ces lois n’ont pas, pour l’extrême droite, comme seule fonction de les interdire de parole : « Nous observons également que les lobbys du multiculturalisme s’appuient sur ces lois dites « antiracistes », en réalité antinationales, pour insinuer leur vision totalitaire au cœur de la société »[11]. Car le péril qui guette la Belgique est bien entendu l’immigration, et plus particulièrement celle de ressortissants de confession musulmane. Patrick Sessler traduit d’ailleurs un dossier du VB très fouillé et documenté sur la politique d’immigration du Danemark[12]. L’immigration est présentée comme un véritable péril. Dans un article intitulé « Insurrection allochtone en France ou la douleur d’avoir eu raison avant tout le monde »[13] on annonce une future guère civile en Europe, ce que Filip De Man confirme lorsqu’il dit qu’« (…) il faudra une atmosphère que je qualifierai de pré-révolutionnaire pour que la droite nationale accède au pouvoir (…) quand la révolte islamique dans nos villes deviendra une vraie guerre civile »[14]. Dans un autre texte au titre tout aussi évocateur de « Bruxelles : ville arabophone et turcophone ? »[15] on affirme que « Nous l’avions dit, nous l’avions écrit. Aujourd’hui, c’est presque une réalité. Il est bien question de reconnaître l’Arabe comme quatrième langue officielle du royaume de Belgique. »[16]. La question de la régularisation des sans-papiers vaut évidemment plusieurs articles véhéments. Charles Pire donne à cette occasion son explication au mouvement : « L’enjeu pour les socialistes francophones, c’est le maintien de leur leadership. Il est pour eux de la plus haute importance de remplacer les nombreux électeurs qui les quittent (notamment pour la droite nationale) par des allochtones (…) Le phénomène crève les yeux à Bruxelles où, dans ce parti, les parlementaires issus de l’immigration sont majoritaires »[17]. Après cela, faut-il s’étonner qu’A Droite est contre l’entrée de la Turquie dans l’Europe ?, reprenant au passage la propagande des identitaires d’Alsace d’abord.[18]
L’ennemi PS
Cette citation nous permet de faire le lien avec le troisième grand thème développé : la dénonciation du parti socialiste. Il s’agit là de l’ennemi politique principal qui se voit attaqué dans presque tous les articles car « Le PS se comporte en parti unique dans une Etat totalitaire, disposant d’une RTBF entièrement à sa solde et des tentacules dans toutes les strates de la société, y compris dans les autres partis de l’establishment. »[19] Une des cibles favorites étant « le clan familial Onkelinckx »[20]. Le PS est considéré comme une maladie qui gangrène la Wallonie, avec des titres comme celui d’un édito de Delacroix « Le socialisme est une maladie honteuse, mais pas incurable »[21], et la mène à sa perte : « Le PS et ses complices chrétiens démocrates ou libéraux ont totalement asservi la Wallonie à leurs utopies dirigistes, identiques à celles qui ont mené à la chute du mur de Berlin »[22]. Les autres partis sont donc complices, y compris en Flandre comme le dit Filip De Man : « le parti libéral – aussi bien côté flamand que côté wallon – est gangrené par des sous-marins de gauche, les démocrates-chrétiens flamands sont à la botte du syndicat ACV (le MOC, en plus grand) et leurs collègues francophones sont présidés par une mégère qui essaie de dépasser les Ecolos par la gauche »[23]. Cette conception de l’infiltration par les socialistes de tous les autres partis revient à plusieurs reprises : « Les socialistes qui nous gouvernent (mal !), qu’ils soient du PS, d’Ecolo, du CDH ou du MR, comprendront-ils un jour que les entreprises se gèrent toujours dans un souci de rentabilité et que cette rentabilité ne peut se développer que dans la liberté, la souplesse et dans un climat fiscal raisonnable et même favorable. »[24]
Un parti de droite
Nous en arrivons à ce stade de l’analyse à un des éléments les plus intéressants politiquement. En effet, loin de se positionner comme une troisième voie[25], le nouveau parti de Delacroix se positionne clairement comme le seul représentant d’une vraie droite, d’une droite nationale. Le titre de son organe est déjà significatif, tout comme le logo qui l’accompagne représentant un éléphant, c’est-à-dire le symbole du parti républicain aux USA. Les choses sont d’ailleurs claires dès le premier éditorial : « nous avons décidé de créer une revue délibérément identitaire à vocation internationale. Son nom n’est évidemment pas innocent. Notre encrage est clairement à droite, sans complexe et sans tabous »[26]. Ce positionnement est développé dans un article idéologique de Patrick Sessler[27] qui rappelle que « (…) le concept de « droite nationale » est repris par quasi l’ensemble des partis politiques européens qui représentent quelque chose (…). C’est une manière de se reconnaître et d’affirmer son appartenance à une même famille de pensée »[28]. On retrouve d’ailleurs une série de positions classiques de la droite comme la critique des syndicats et la volonté de leur donner une personnalité juridique[29], l’indignation face à la possibilité d’avoir un cadastre des fortunes en Belgique[30] ou une taxation des plus-values boursières[31]. Le positionnement est une défense absolue de la liberté d’entreprendre qui doit être sans entrave et une dénonciation de la pression fiscale. Delacroix reprend d’ailleurs Milton Friedmann et son « il n’y a pas de liberté politique sans liberté économique préalable »[32].
Une idéologie bien connue
On retrouve là un positionnement de l’extrême droite que nous avons déjà expliqué dans cette chronique. Et ce n’est pas le seul. Ainsi, la critique du PS est-elle plus largement la critique inévitable du marxisme : « La « démocratie » et les « droits de l’hommes » sont tronqués, instrumentalisés et violés par une famille de pensée qu’on avait cru balayée par l’Histoire depuis la chute du Mur de Berlin. Force est de reconnaître que le marxisme est loin d’être extirpé de nos sociétés européennes. Les crypto-marxistes d’aujourd’hui n’ont jamais autant pesé sur l’occident »[33]. Car le complot marxiste est clair : « Il est évident que ce mouvement (celui des sans-papiers) n’est pas spontané (…) Ils sont encadrés par des professionnels de la subversion camouflés sous des labels de collectifs quelconques. Ceux qui poussent l’observation auront repéré autour des immigrés clandestins divers militants communistes, trotstkistes et anarchistes. »[34] Il est également très vaste, s’étendant à l 'Europe : « Les hommes politiques de tous les bords qui veulent ériger « l’Union Européenne » veulent que cette Europe soit nettement matérialiste, irréaliste et d’obédience agnostique, sinon maçonnique »[35].
Face à cette menace, il existe heureusement des gens qui luttent comme Bruno Gollnisch dont la présentation reprend les classiques de celle d’un leader d’extrême droite : « Dès son entrée à la faculté de Nanterre à 17 ans, il assiste au saccage, en 1968, par des jeunes bourgeois gauchistes, des universités nouvellement construites grâce au sacrifice de tous les Français, même les plus modestes. En 1971, il interrompt ses études et résilie son sursis pour rejoindre la Marine Nationale. (…à une période où) il comprend l’horreur du marxisme et des idéologies révolutionnaires. »[36]. Ou comme l’avocat Eric Delcroix, petit neveux de Léon Daudet[37], qui a publié un « essai révolutionnaire contre l’ordre moral antiraciste (…) le manifeste libertin revendique la liberté de conscience et rend sa légitimité à la loi immémoriale du sang (… Eric Delcroix y) appelle ses frères européens à libérer leur génie prométhéen de l’aliénation de l’antiracisme obsessionnel »[38]. Les positions traditionalistes sont également reprises, principalement à l’encontre des homosexuels[39] et en faveur de la famille avec le relais des positions du groupuscule Belgique et Chrétienté d’Alain Escada, mais aussi en faisant référence à « l’héritage spirituel de Saint Benoît »[40]. Un auteur comme Alain de Benoist et le concept de métapolitique sont bien entendu également présent[41].
« Il appartient à notre famille politique de continuer à opposer notre « vision du monde » à la leur »[42]. Cette phrase de Michel Delacroix est éclairante. D’une part, elle confirme qu’il s’inscrit dans un courant politique ancien qui remonte au refus des Lumières et de la Révolution Française : « Tout était dit et les éléments de notre droit positif y trouvaient tous leur compte y compris l’équité et le droit, tout au moins avant que celui-ci soit sodomisé par Jean-Jacques Rousseau et ses succédanés du Comité de Salut Public de la Révolution française. »[43] Ce qui vaut également un article sur Edmund Burke qui « (…) s’opposa avec force à la philosophie des Lumières ainsi qu’à la Révolution française, dès son début. (…) Ses Réflexions sur la révolution en France (1790), ouvrage lu dans toute l’Europe, le posèrent en défenseur de l’ordre établi, produit du droit naturel que le rationalisme n’était pas en mesure de modifier. »[44] D’autre part il indique que le FN a une vision du monde particulière basée sur le respect des lois dites naturelles, d’un darwinisme social, fondement d’une société inégalitaire et hiérarchisée. Ce que confirme Patrick Sessler lorsqu’il dit qu’il faut « (…) éliminer du champ politique le primat actuel de l’idéologie égalitaire en lui substituant le droit naturel, les valeurs et les cadres de références de la civilisation européenne »[45].
Ainsi, comme nous venons de le voir, ce « nouveau » Front National n’a de neuf que la disparition de Daniel Féret et l’ambition de faire un parti politique efficace et non un tiroir caisse à des fins privées. Idéologiquement ses assises sont anciennes et confirme qu’il reste un parti d’extrême droite dont les idées sont conformes à celles que nous analysons dans cette rubrique.

Notes
Un petit problème m'empêche de placer les notes. J'espère le résoudre très rapidement


vendredi 25 janvier 2008

Pour un renouveau du service public

Ce vendredi 25 janvier, La Libre Belgique a publié une nouvelle carte blanche que je co-signe dans le cadre de mes activités au sein du collectif Le Ressort. Les autres signataires sont Minervina Bayon, Yannick Bovy, Didier Brissa, Pierre Eyben, Christian Jonet, Michel Recloux et Olivier Starquit.

Pour tout progressiste, la défense et le développement – il ne s’agit pas seulement de limiter la casse mais bien d’inverser la tendance actuelle - de services publics de qualité doit constituer un – sinon « le » - combat majeur pour les années à venir.

Jadis, la gauche mais également la droite, considéraient avec sagesse certains secteurs économiques et sociaux comme trop importants pour en confier la gestion aux intérêts privés, estimant qu'il était pour le moins hasardeux de les soumettre aux aléas du marché. Tirant le bilan au lendemain de grandes crises (crise économique de 29, Seconde Guerre mondiale,...), gauche et droite reconnaissaient à un acteur public fort un rôle de garant de l'intérêt collectif et de tampon économique et social permettant d'éviter les crises financières et de tirer à la hausse la norme salariale. Qui se rappelle que la France nationalisa ses mines en 1945 ? Et, par la suite, jusqu'en 1983, les transports aériens, la banque de France et les grandes banques et compagnies d'assurance du pays, le gaz et l'électricité, de grandes industries (Renault, Thomson, Usinor, Rhône-Poulenc,...), etc.

Aujourd'hui, le moins que l'on puisse dire est que la tendance s'est inversée : à part dans des pays comme la Bolivie, le Venezuela ou l'Equateur, qui ont récemment relancé des processus de (re) nationalisations pour reprendre le contrôle de leurs ressources naturelles et de leur économie, on assiste en effet à l'accélération et à l'extension d'un processus de marchandisation généralisée de la société, qui s'accompagne d'offensives de plus en plus violentes sur les services publics.

Ce phénomène date des années 80. Alors que les puissances occidentales voyaient se ralentir l'expansion économique acquise au détriment des pays dits en voie de développement - notamment via l'engrenage de la dette, qui aujourd'hui encore maintient ces pays sous le joug d'une pauvreté extrême et des diktats néocoloniaux du FMI et de la Banque mondiale - elles se lancèrent à la conquête de marchés nouveaux et juteux au sein de leurs propres économies, et privatisèrent à tour de bras. La motivation de ce changement de cap économique fut purement idéologique. Elle fut théorisée par des think-tank ultralibéraux et mise en oeuvre par des dirigeants qui leur prêtaient une oreille plus qu'attentive, tels Margaret Thatcher et Ronald Reagan. Grande-Bretagne et Etats-Unis furent ainsi les fers de lance de cette dynamique, mise en oeuvre avec le renfort de grands organismes transnationaux.

Aujourd'hui, on ne compte plus le nombre de catastrophes sanitaires et sociales nées de cette logique mortifère. On se souvient de la désastreuse déliquescence des secteurs du rail en Angleterre ou de l'électricité aux Etats-Unis... Toutefois, rien ne semble freiner la tendance frénétique à libéraliser et privatiser tous les pans encore publics de la société (énergies, télécommunications, postes,...).

En Europe, la façon la plus classique d'imposer la privatisation de certains services publics consiste à ouvrir à la concurrence - on dit "libéraliser", même si cela a peu à voir avec une quelconque libération - le secteur dans lequel ils opèrent. Mis en concurrence avec des opérateurs aux pratiques sociales moins regardantes, il ne leur reste alors qu'à s'aligner ou disparaître.

Une autre façon de procéder consiste à les sous-financer de manière chronique, afin de quasi automatiquement "organiser" leur dysfonctionnement avant d'inciter la vox populi à réclamer leur privatisation. On peut également procéder à un "saucissonnage" de certains secteurs publics - cas de la SNCB ou encore récemment du secteur du gaz et de l'électricité [1] afin de les privatiser pour partie. Le plus souvent, les parties privatisées sont évidemment les plus rentables.

On constate également une privatisation larvée de nombre d'organismes publics ou partiellement publics. Par exemple, si La Poste belge est encore publique pour 50 pc + 1 action, sa gestion, confiée à un ancien dirigeant du trust financier acquéreur, et auquel un salaire de près d'un million d'euros annuels est alloué, a pour sa part clairement quitté la sphère du service rendu à la population. La Poste a aujourd'hui opté pour une stratégie de business marketing . Les fermetures de bureaux se succèdent, on les remplace - au mieux - par des franchisés, le nombre de boîtes aux lettres publiques diminue , les agents statutaires sont remplacés par des intérimaires, les conditions de travail se dégradent, le prix des timbres augmente,...

Actuellement, les représentants de la "puissance publique" aiment vanter les mérites des partenariats public-privé. Pourtant, ceux-ci consistent souvent en un financement détourné d'acteurs privés. Un exemple marquant est celui des "titres services". L'usager paie 6,2 euros par titre, la Région 13 euros et le travailleur touche 10 euros. La différence finance une entreprise d'intérim privée à qui l'on confie la gestion de ces emplois de service. Pourquoi ne pas directement créer de l'emploi public ?

Les services publics devraient être considérés comme des biens publics, des biens appartenant à la collectivité, au patrimoine commun des peuples [2]. On constatera à regret que le nouveau Traité de Lisbonne, copie conforme du projet de Constitution européenne (pourtant majoritairement rejeté en 2005 par les populations en France et aux Pays-Bas), ne reconnaît même pas cette notion de service public.

Il nous semble donc vital et urgent de définir une série de secteurs et de services qui doivent être gérés par la puissance publique. Parmi ceux-ci (liste non-exhaustive) : le transport (et les infrastructures), l'énergie (gaz, électricité), l'enseignement, les soins de santé et les services aux personnes, le logement social, la poste, les télécommunications, ou encore un média public (télévision et radio) à financement public (et donc exempt de publicité). Les fonctions régaliennes de l'Etat doivent elles aussi être maintenues hors de toute logique de marché. On voit par exemple aux Etats-Unis les conséquences désastreuses de la privatisation des établissements pénitenciers.

Au-delà des services publics, il nous semble également indispensable de revendiquer la primauté de l'action publique dans d'autres secteurs que celui des services, comme par exemple celui de la culture, ou l'industrie du médicament, l'agriculture, les ressources naturelles (eau, matières premières, forêts,...), etc.

Le bâton capitaliste, l'épée de Damoclès sociale, la précarisation structurellement organisée que le monde privé fait en permanence peser sur les citoyens et les travailleurs ne nous semblent pas dignes d'une société solidaire, émancipatrice, véritablement démocratique. On ne bâtit pas dans l'exploitation. C'est pour cela que nous défendons également des services publics charpentés autour d'agents statutaires, qui peuvent compter sur une certaine indépendance par rapport à leur employeur.

Cela ne nous empêche pas de rester critiques sur la façon dont les services publics fonctionnent parfois. Il est important d'aller vers moins de bureaucratisme, moins de centralisation, moins de politisation dans leur fonctionnement. En particulier, nous prônons une refonte complète du mode actuel de recrutement, par trop tributaire du rapport de force politique.

Un autre enjeu important qui nous semble devoir être pris à bras-le-corps par les progressistes européens est celui du développement d'initiatives industrielles publiques et de services publics européens. Par exemple, le ferroutage qui, étant donné la raréfaction du pétrole et l'urgence de réduire drastiquement la pollution provoquée par le transport routier, sera amené à jouer un rôle important dans le transport dans les années à venir, devrait s'inscrire dans une relance de l'initiative publique au niveau de l'Europe.

La libéralisation n'est que la liberté du plus fort. Préférons-lui la liberté de pouvoir compter sur des services publics qui nous rendent tous plus forts.

[1] Le Ressort, "La grande gabegie de l'énergie" et "Une initiative publique indispensable", sur http://ressort.domainepublic.net.

[2] http://www.france.attac.org/spip.php?article3471.

lundi 7 janvier 2008

Une oubliée de l’histoire : Emma Goldman

Cet article a été publié dans Espace de libertés n°360 de janvier 2008, p.26

Emma Goldman est née en Lituanie le 27 juin 1869. Cette fille rebelle dès son plus jeune âge refuse de se soumettre à son sort tout tracé identique à celui de ses semblables. Ce sont les événements de Chicago à la faveur des huit heures en 1886 qui détermineront à 17 ans le reste de sa vie alors qu’elle a émigré aux USA. C’est avec le procès truqués contre les anarchistes à la suite de « l’affaire du Haymarket » qu’Emma renforce sa prise de conscience de la réalité des conflits sociaux. Engagée dans une usine de Manhattan elle y organise les travailleuses presque toutes d’origines immigrées. A partir de ce moment là, Emma Goldman devient une des figures du mouvement ouvrier américain du tournant du siècle, payant à plusieurs reprises de sa personne, notamment lors de ses deux années de prisons. Mais la militance et le rôle de cette femme ne s’arrête pas à cette dimension. Elle ne cessera durant toute sa vie de revendiquer, dans la continuation de son engagement anarchiste, l’émancipation de la femme et le droit de choisir sa sexualité. Avec l’arrivée de la guerre de 14-18, Goldman prône en toute logique un pacifisme intransigeant qui lui vaut d’être expulsée vers la Russie où elle est une observatrice très critique de la révolution bolchévique dont elle se distancie des aspects autoritaires dans Mon désenchantement en Russie. Elle continue à prôner l’idéal anarchiste et participe à la guerre d’Espagne, avant de mourir à Toronto au Canada le 14 mai 1940 à l’âge de 71 ans.

« Très influent à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle en Europe et aux Etats-Unis, l’anarchisme comme philosophie politique avait été éclipsé, après 1917, par le mouvement communiste et sa sujétion à l’URSS. Mais les mouvements sociaux des années 1960 ont changé cela. Une approche anti-autoritaire et anti-étatique, de même que la culture de la liberté dans la musique, le sexe et la vie en communauté ont conduit à un regain d’intérêt pour l’anarchisme. Après des décennies d’oubli, Emma Goldman redevenait une figure importante, particulièrement pour le mouvement des femmes, mais aussi pour d’autres mouvements politiques »[1]. Et pourtant, « J’étais frappé de n’avoir jamais, du lycée à la licence, croisé son nom en étudiant l’histoire de ce pays. C’était une expérience que j’avais déjà vécue lorsque, à l’issue de mes études, j’avais commencé à m’informer sur des gens et des événements qui, d’une façon ou d’une autre, ne cadraient pas avec l’histoire officielle : Mother Jones, Big Bill Haywood, John Reed, le massacre de Ludlow, la grève du textile de Lawrence, l’affaire du Haymarket et bien d’autres. Les gens dignes d’êtres étudiés étaient présidents, industriels, héros militaires mais jamais leaders syndicaux, radicaux, socialistes, anarchistes. Emma Goldman ne cadrait pas »[2]. C’est ainsi que l’historien Howard Zinn[3] explique dans son introduction les raisons qui l’ont poussé à écrire une pièce de théâtre, jouée pour la première fois en 1975, sur les années américaines d’Emma Goldman. Les différents aspects de ses 48 premières années, y compris ses amours tumultueuses, sont retracés par de courts tableaux se suivant chronologiquement. Mais l’auteur ne se contente pas de raconter la vie de son héroïne, il replace les combats de celle-ci dans le contexte de l’époque mais aussi dans un cadre plus large qui interroge notre époque. Ainsi des discussions entre Emma et son compagnon Alexandre Berkman dit Sasha, marxiste de stricte observance, bien résumées par cet extrait : « EMMA (plus douce) : Tu ne comprends pas, Sasha ? Nous ne pouvons pas tous vivre comme vivent les plus opprimés. Nous devons avoir un peu de beauté dans nos vies, même au cœur des luttes. »[4]

La mise en pratique des idées, le recours systématique à l’action directe, le refus des concessions aux principes sont ainsi au centre de la pièce tout autant que les concepts théoriques et tactiques du mouvement ouvrier. La question de la violence est ainsi abordée à plusieurs reprises, lors de l’attentat manqué de Berkman contre un patron, tout comme dans un discours de Johann Most, un des compagnons d’Emma, : « Chaque année, trente-cinq mille ouvriers meurent dans leurs mines et leurs usines. A chaque génération, les fils des ouvriers sont massacrés dans leurs guerres. Et ils nous accusent d’être violents ! (il fait une pause, puis parle très posément). Que les choses soient claires. La violence contre les innocents ? Jamais. La violence contre l’oppresseur ? Toujours ! »[5].

En une centaine de pages comprenant les annotations scénographiques, Howard Zinn retrace ainsi la vie d’une militante oubliée dont il arrive a nous faire toucher la profonde humanité.

Notes

[1] Zinn, Howard, En suivant Emma. Marseille, Agone, 2007, p.24

[2] pp.7-8.

[3] Voir notre recension de son autobiographie in Espace de libertés n°346 d’octobre 2006, p.27.

[4] pp.68-69

[5] p.47.