Article publié par A Voix autres le 21 avril 2008
L’histoire des coopératives en Belgique est loin d’être
un hasard. Il s’agit clairement du produit des conditions
socio-économiques nées des bouleversements créés par la révolution
industrielle.
C’est en effet en réaction à celle-ci qu’un double
mouvement va donner naissance au mouvement coopératif. Tout d’abord une
série de bourgeois progressistes vont théoriser des solutions et
imaginer des autres mondes. Ceux que l’on nomme communément d’Utopistes
(Cabet, Saint-Simon, Fourier et Owen) apporteront un imaginaire culturel
qui marquera d’autant plus un public relativement large pour l’époque
qu’ils tenteront de concrétiser leurs idées. C’est d’ailleurs un
disciple de Fourier, Jean-Baptiste Godin, qui ira le plus loin en
fondant un familistère à Guise qui a subsisté jusqu’à nos jours. Leur
importance dans l’histoire des idées est également non-négligeable. Owen
est ainsi considéré comme l’inventeur du mot « socialisme » et c’est en
partie par opposition à leurs écrits que Marx élaborera certains
aspects de sa pensée.
S’il est ainsi théorisé, le mouvement coopératif sera
avant tout une création spontanée et collective de quelques ouvriers qui
se regroupent afin d’améliorer leurs conditions de survie. Le terme est
d’ailleurs tout un programme puisqu’il vient du latin co – operare qui
veut dire « travailler avec, travailler ensemble ». En Belgique, c’est
au lendemain du souffle révolutionnaire de 1848 (qui traversera toute
l’Europe et que l’on connaît aujourd’hui sous le terme de « printemps
des peuples ») qu’à l’initiative de Nicolas Coulon est fondée à
Bruxelles le 16 avril 1849 l’association fraternelle des ouvriers
tailleurs. Celle-ci est une coopérative de production qui voit des
travailleurs prendre le contrôle de leur industrie. D’autres initiatives
aux existences éphémères, à l’exception notable de L’Alliance
typographique, suivront. Malheureusement dès 1854 il n’existe presque
plus rien de ces diverses tentatives.
C’est sous la forme de coopératives de consommation que
le mouvement connaîtra son développement et son succès. Le modèle type
de la coopérative de consommation est né en Angleterre, pays d’origine
de la révolution industrielle. Il n’y a pas là d’effet du hasard, mais
bien une réponse de la classe ouvrière en constitution aux changements
provoqués par la mutation profonde des processus de production. En
novembre 1843, douze ouvriers tisserands de la ville de Rochdale se
regroupent pour améliorer leurs conditions de (sur)vie à la suite d’un
refus du patronat d’accorder une augmentation de salaire. Après
plusieurs réunions, ils fondent une coopérative du nom de Société des
équitables pionniers de Rochdale qui est officiellement enregistrée le
24 octobre 1844 et qui ouvre son premier magasin le 21 décembre de la
même année.
L’alimentation étant au centre des préoccupations de
survie au vu du poids qu’elle pèse sur le budget familial, les
travailleurs vont essayer de trouver des solutions. Parallèlement à des
revendications sur l’augmentation des salaires qui prendront du temps à
se formaliser et s’organiser, l’achat groupé par la création de
coopérative sera une des solutions qui est mise en place. C’est tout
aussi logiquement que le pain sera la première denrée que l’on cherche à
se procurer à moindre coût. Outre la question du prix, la valeur
nutritionnelle et la qualité de ce pain (puis des autres aliments)
seront vite au centre des préoccupations.
En Belgique, une coopérative va jouer un rôle moteur. Devant
l’impossibilité de renforcer le caractère socialiste d’une coopérative
fondée en 1876 sous le nom de De Vrije Bakkers (les libres boulangers),
une partie de ses membres part créer une coopérative ouvertement
socialiste. Ainsi naît à Gand en 1880 le Vooruit (En avant).
Le Vooruit a dès son origine l’ambition de ne pas se
limiter à la production et la vente de pain mais d’étendre ses activités
à toutes les branches du commerce et même de l’industrie, tout en
finançant des œuvres politiques et d’éducation. Très prospère grâce à
ses 1750 membres dès 1885 le Vooruit se rend célèbre par un acte de
solidarité important. En 1885 les mineurs du Borinage ont déclenché une
grève dure et souffrent très vite du manque de ressources. Pour les
aider, ce n’est pas moins de 10.000 kg de pains que le Vooruit fournira.
Ce geste de fraternité et de solidarité ouvrière marque les esprits. A
partir de là le développement de la coopérative est important et
synthétise à lui tout seul ce qu’est la coopération socialiste en
Belgique [1] :
Une imbrication totale dans le parti et une volonté de devenir toujours
plus grand afin d’englober l’ensemble de la vie quotidienne des
travailleurs et l’ensemble de l’activité économique. Très vite le petit
magasin de départ s’étend, se diversifie et se transforme en Maison du
Peuple. C’est ainsi qu’outre des boulangeries, le Vooruit aura plusieurs
locaux, des pharmacies, un journal, une bibliothèque centrale, un
tissage, une flotte de pêche basée à Ostende… Le Vooruit est à lui seul
une synthèse de la coopération belge jusque dans ses défauts puisque se
poseront aussi la question du pouvoir pris par Edouard Anseele dans et
via le Vooruit ainsi que l’intégration au système capitaliste avec des
alliances sous forme de SA pour attirer des capitaux permettant de
diversifier l’activité.
Sur ce modèle, des coopératives vont se créer et se
développer partout en Belgique. Pendant près d’un demi-siècle, elles
seront l’ossature du Parti Ouvrier Belge. La superbe Maison du Peuple de
Bruxelles, œuvre de Victor Horta, en symbolisera longtemps toute la
puissance mais aussi la fierté que ces « citadelles ouvrières »
donnaient aux travailleurs. Tout d’abord farouchement indépendante, les
coopératives vont connaître progressivement un phénomène de
concentration à partir de l’entre-deux guerres. Le bouleversement
sociétal des « golden sixties » est mal géré par le mouvement coopératif
qui de précurseur (magasins de gros, contrôle de l’ensemble de la
chaîne de production, marque propre…) bascule dans une image
anachronique en ratant totalement l’entrée dans l’ère des libres
services. Face aux difficultés financières, L’Union coopérative de Liège
se retrouve au centre d’une centralisation des coopératives du sud du
pays et donne naissance à Coop-Sud. Les coopératives du nord du pays
refusent une évolution similaire et restent groupées autour des pôles de
Gand, Malines et Anvers. La faillite en 1981 de la coopérative
malinoise provoque la panique chez les fournisseurs car pour la première
fois de l’histoire le reste du mouvement n’apure pas la dette. La
situation financière est telle pour l’ensemble du mouvement coopératif
que catholiques et socialistes allient leurs capitaux et rejoignent les
entreprises Carrefour et Delhaize pour le lancement de la société
Distrimas qui sera un échec cuisant mais donnera naissance aux enseignes
Cora. Début 1983, la coopération socialiste jette l’éponge et revend
ses magasins encore en activités au groupe Delhaize. Le mouvement
coopératif ne disparaît pourtant pas complètement. Des Maisons du Peuple
subsistent ainsi que des structures pharmaceutiques, bancaires, de
conseils…
Une émancipation par l’économie ET l’éducation
Le mouvement coopératif tel qu’il a existé en Belgique
au sein du mouvement ouvrier socialiste répondait donc d’abord à des
besoins concrets de la classe ouvrière en fournissant des produits
alimentaires, au premier rang duquel on retrouve le pain, selon une
devise souvent reprise de « Poids exact – bonne qualité – juste prix ».
Il participe ainsi à l’émancipation des travailleurs en soulageant leur
quotidien. A noter que le fait de ne pas accepter le crédit permettait
de lutter contre le surendettement. Grâce aux flux financiers générés
les coopératives ajouteront à la dimension purement alimentaire
d’origine une série d’aides matérielles qui constitueront rapidement une
mini-sécurité sociale pour ses membres fidèles. Elles aidaient aussi
les travailleurs lors des mouvements de grève par des distributions de
nourriture. A ces occasions, le fait d’avoir ses propres locaux pour les
réunions et les meetings était particulièrement utile. Mais cette
fonction, surtout remplie par les Maisons du Peuple, était précieuse
toute l’année et permettait aussi de remplir un rôle d’éducation à
travers l’organisation de conférences, de cours, de lectures
collectives… Au moment des campagnes électorales les meetings s’y
multipliaient évidemment. Mais l’influence des coopératives ne
s’arrêtait pas là. L’immense puissance financière permettait également
de financer la propagande, y compris électorale. Les coopératives
servaient aussi de refuge pour les travailleurs qui étaient placés sur
liste noire à la suite de leurs activités syndicales ou politiques.
Elles furent aussi un espace d’apprentissage de la démocratie
représentative, la règle du « Un homme, une voix » s’appliquant bien
avant l’instauration du Suffrage Universel en Belgique. Enfin, elles
jouèrent un rôle d’exemple en ce qui concerne les conditions de travail,
appliquant les 8 heures, des salaires supérieurs, une liberté
syndicale…
L’histoire du mouvement coopératif est exemplative de
l’histoire du mouvement ouvrier dont il est une des composantes. Elle
pose ainsi les questions du lien entre la théorie et la pratique, et ce à
plusieurs niveaux. Sur la forme qui est le fruit de la confrontation
entre les idées des penseurs du socialisme et les expériences spontanées
de travailleurs qui voient le jour. Sur le changement profond de
société qui est visé, mais avec une pratique qui se rapproche de plus en
plus au fil du temps des pratiques capitalistes. Sur la possibilité de
changer la société par la multiplication d’expériences concrètes basées
sur un autre modèle de société tout en baignant dans une société
capitaliste et en étant obligé d’en respecter le cadre et les règles.
Sur une rhétorique bien différente de la pratique quotidienne, notamment
entre localisme et internationalisme. Enfin entre intérêt collectif et
pouvoir personnel.
Le mouvement coopératif, qui se définissait comme un moyen pour
atteindre un but, est rapidement devenu un but en soit où le volume du
chiffre d’affaire et la grandeur des infrastructures ont très fortement
minorisé le rôle moteur dans le processus de changement de société. Ce
constat lucide n’enlève en rien tous les aspects positifs mais il doit
attirer notre attention sur la manière de travailler aujourd’hui à
l’émancipation des gens et doit permettre aux initiatives
contemporaines, dont certaines de production, d’éviter le plus possible
les erreurs du passé.
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