dimanche 5 avril 2009

Des chroniques de 60 ans très actuelles

Cet article a été publié dans le n° 374 d'avril 2009 du magazine Espace de libertés, p.20

Après une excellente biographie[1], ce sont les chroniques publiées par Georges Orwell dans Tribunes que les éditions Agone ont la brillante idée de publier en français.

Suivis d’un précieux glossaire et d’un index les 80 textes de l’auteur du célèbre 1984 montrent combien ce livre a largement occulté la richesse de la pensée de cet intellectuel critique et pour cela atypique. Comme le dit très justement Jean-Jacques Rosat dans sa préface : « (le) travail de dépolitisation d’Orwell est rendu plus aisé par le peu de visibilité – aujourd’hui comme hier – de la tradition politique dans laquelle il était ancré. (…) Son œuvre et sa pensée sont inscrites dans une culture politique aujourd’hui largement refoulée, émanant de petits groupes allant des socialistes révolutionnaires aux dissidents du trotskisme (ILP britannique, POUM espagnol, Partisan review et Politics aux Etats-Unis, etc.), qui ont pris acte dès les années 1930 du double échec historique du mouvement ouvrier et révolutionnaire (renoncement à combattre le capitalisme d’un côté, adhésion au totalitarisme stalinien de l’autre) sans cesser pour autant de chercher les voies d’une transformation socialiste de la société »[2]. C’est donc une œuvre salutaire que de republier des écrits d’un journaliste qui questionne sans cesse, au fil des sujets très divers qu’il aborde, la cohérence des autres mais aussi de lui-même.

Si Orwell était clairement anticommuniste, il n’en restait pas moins un socialiste convaincu persuadé que l’immédiat après-guerre était une occasion de construire un autre monde pour lequel il prônait clairement des nationalisations, la limitation de l’écart des revenus… et se référait à Marx : « Les socialistes ne se prétendent pas capables de rendre le monde parfait ; ils s’affirment capables de le rendre meilleur. Et tout socialiste qui réfléchit tant soit peu concédera au catholique qu’une fois l’injustice économique corrigée le problème fondamental de la place de l’homme dans l’univers continuera de se poser. Mais ce que les socialistes affirment avec force, c’est qu’il est impossible d’affronter ce problème tant que les préoccupations de l’être humain moyen sont, par nécessité, économiques. Tout cela se trouve résumé dans la formule de Marx selon laquelle l’histoire humaine ne pourra commencer qu’après l’avènement du socialisme»[3]

Très étonnamment, peu de points abordés dans ces chroniques sont devenus obsolètes et à l’inverse beaucoup nous parlent encore aujourd’hui. Comme lorsqu’il déplore que le terme « fascistes » soit devenu passe-partout et disqualifiant rendant le concept peu clair, ou quand il prône une mobilisation citoyenne immédiate devant le moindre acte raciste pour en empêcher la banalisation. Mais c’est sur deux points précis qu’il nous semble particulièrement pertinent de lire les chroniques d’Orwell aujourd’hui. Tout d’abord cette recherche constante de la cohérence et ce perpétuel esprit critique, surtout envers les gens et groupes qui lui sont le plus proche idéologiquement. Ensuite, et c’est un thème qu’il aborde souvent, la question de la presse dont il dénonce la concentration dans les mains de quelques propriétaires et dont il analyse brillamment la situation : « L’insupportable sottise des journaux anglais depuis 1900 environ a eu deux causes principales. L’une est que presque toute la presse est aux mains d’une poignée de gros capitalistes qui ont intérêt au maintien du capitalisme et qui tentent donc d’empêcher les gens d’apprendre à penser. L’autre est qu’en temps de paix les journaux vivent essentiellement des publicités pour les produits de consommation, pour les sociétés de construction immobilière, pour les cosmétiques, etc. ; ils ont donc tout intérêt à maintenir un état d’esprit « le soleil brille » qui incitera les gens à dépenser leur argent. L’optimisme est excellent pour le commerce, et davantage de commerce signifie davantage de publicité. Il faut donc éviter que les gens sachent la vérité sur la situation économique et politique, et détourner leur attention sur les pandas géants, les traversées de la Manche à la nage, les mariages royaux et autres sujets lénifiants. »[4]. On ne peut plus actuel, non ?

Notes

[1] Voir notre recension Orwell : anticommuniste par socialisme in Espace de libertés n°356 de septembre 2007, p.25

[2] Georges Orwell, A ma guise. Chroniques 1943-1947. (Coll. Banc d’essais), Marseille, Agone, 2008, pp.29-30

[3] Id. p.50

[4] Id. p.130