samedi 16 mai 2009

Crise financière ou crise du capitalisme ?

C'est sous ce titre que La Libre Belgique a publié le jeudi 14 mai 2009, pp.54-55 une version raccourcie du texte intitulé originellement La réduction du temps du capitalisme, ici et maintenant que je cosigne au nom du "Ressort" avec Didier Brissa, Karin Walravens, Laurent Petit, Michel Recloux, Olivier Starquit, Yannick Bovy
La crise continue

La crise. La crise sévit. Un tunnel dont le bout se dérobe à la perspective. Volvo, Opel, B-Cargo, Arcelor Mittal. Chaque jour, la litanie des plans sociaux est égrenée. Face à cette lancinante mélopée, l’exaspération croît parmi les travailleurs, dont certains vont jusqu’à séquestrer des managers. Mais de quelle crise parle-t-on ? Crise financière qui débouche sur l’économie « réelle » ou crise du libre-échange et, partant, crise du capitalisme ? La crise financière n’est pas une dérive du capitalisme : c’est parce qu’il fonctionne trop bien en ayant réussi à imposer un blocage salarial universel qu’il a eu besoin de la financiarisation pour assurer sa reproduction : « ce phénomène n’est donc pas une excroissance malsaine sur un corps sain mais un élément constitutif du capitalisme contemporain » [1]. En d’autres termes : le capitalisme est intrinsèquement enclin à la crise. Une autre question fondamentale qui en découle est celle visant à savoir comment combattre sérieusement le libéralisme économique sans s’attaquer au libre-échange : en effet, « au jeu du libre-échange, des délocalisations et de la déflation salariale, il n’est nul gagnant si ce n’est ceux qui ont empoché les profits et qui ont su les placer en des lieux préservés » [2] et qui appellent maintenant l’état à la rescousse. Sans remettre en question la gravité de la crise, les bénéfices de nombreuses entreprises, communiqués dans le premier trimestre 2009 et qui concernent les résultats pour l’année 2008, ont certes baissé mais subsistent ( faut-il évoquer les plantureux chiffres de Suez , de Total, voire revenir sur le « cash out » de La Poste, entreprise également bénéficiaire – à quel prix ?-). Cela veut dire concrètement que l’immense majorité des entreprises ne perd pas d’argent mais en gagne moins. Dans le même ordre d’idées, certaines questions méritent d’être posées : ne serait-il pas indiqué d’opérer une distinction entre les entreprises en difficulté et celles qui veulent malgré tout maintenir un bon « return » aux actionnaires ? Ainsi, au lieu de gloser sur les parachutes dorés, ne serait-il pas judicieux de légiférer sur la tension salariale au sein des entreprises, voire d’interdire aux entreprises bénéficiaires de procéder à des licenciements ? Et même de se demander si c’est bien au public de combler une année de déficit alors qu’il n’a pas bénéficié des dizaines d’années de plantureux bénéfices réalisés.

Au lieu de cela, quelles sont les pistes mises en avant tant par les interlocuteurs sociaux que par les partis politiques pour faire face à la situation ?

Des couteaux sans lames

Aujourd’hui, dans un contexte de crise économique grave, dont les travailleurs ne sont en rien coupables, il leur est demandé d’encore faire des efforts, ce qu’ils pourraient comprendre. Ainsi, une enquête de Vacature indiquait que 46 % des employés étaient prêts à travailler moins pour sauver leurs collègues. Le gouvernement flamand a ainsi proposé une prime temporaire (overbruggingspremie), qui peut aller de 95 euros jusqu’à 345 euros par mois en fonction de l’ampleur de la réduction du temps de travail choisie. Cette mesure vaut uniquement pour les entreprises qui rencontrent des difficultés suite à la crise, et est limitée dans le temps ( 2 x 6 mois). Et le débat sur le chômage temporaire des employés fait rage et cale face à l’intransigeance patronale refusant d’y coupler l’harmonisation des contrats d’employé et d’ouvrier.

En revanche, certains employeurs n’hésitent pas à profiter de cette conjoncture (par définition temporaire) pour mettre en œuvre les plus noirs desseins, en gestation depuis des lustres : les témoignages de pression et de chantage d’employeurs visant à contraindre les travailleurs à prendre un crédit-temps (souvent un 4/5) plutôt que la porte sont légions. Et à part Groen ! qui part en campagne électorale avec la semaine de 32 heures, un salaire de base et un impôt sur la fortune, force est de constater que les autres partis sociaux-démocrates ont des propositions ressemblant à des couteaux sans lames, comme si la plupart des responsables politiques actuels étaient dans l’incapacité de remettre en cause une croyance massive en un capitalisme indépassable. Au moment où le capitalisme financier est concrètement et spectaculairement touché au cœur, combien sont ceux qui en appellent pieusement et piteusement à sa moralisation, voire à sa refondation ? A l’inverse, combien, à gauche, osent au contraire souligner l’urgence de le mettre à bas, au plus vite et dans l’intérêt commun ?

A l’heure de la crise financière, la solution est-elle de travailler plus longtemps et de jouer sa pension en Bourse ?

Réduction capitale

Si le ralentissement de l’économie est indubitable, sortira-t-on de la crise en renforçant encore la compétitivité ? Il est bon de rappeler que la montée du chômage résulte de la non-redistribution des gains de productivité aux salariés. Il est bon de rappeler que le point aveugle du débat de la riposte à la crise contient toujours un tabou, celui de la répartition des richesses. Le chômage (temporaire ou non), le temps partiel ne constituent –ils pas autant de moyens de distribuer et de diminuer le temps de travail…mais de façon inégalitaire ? Ne serait-il pas temps de travailler moins pour travailler tous ? La réduction hebdomadaire du temps de travail, avec embauches compensatoires et sans perte de salaire induirait assurément moins de stress, moins d’accidents de travail : et donc un moindre coût pour la collectivité et pour la sécurité sociale, principalement dans son secteur « soins de santé » dont on rappelle constamment le « dérapage » des dépenses. Le temps de travail a longtemps diminué progressivement grâce aux gains de productivité qui ont été largement partagés entre l’amélioration du pouvoir d’achat et le temps libre. Mais depuis 30 ans, ces gains ont été surtout confisqués par les revenus financiers, sapant ainsi la légitimité sociale du système économique et, partant, du prétendu modèle européen tant vanté par la social-démocratie. Dans ce cadre, il n’est pas superflu de rappeler que les heures supplémentaires prestées représentent entre 270.000 à 300.000 équivalents temps plein. De tout temps, le patronat a toujours prédit des cataclysmes en cas de réduction du temps de travail On comprend pourquoi : répartir équitablement les gains de productivité, c’est les enlever partiellement au capital. Mais les gains de productivité doivent-ils servir à augmenter la rentabilité des investissements ou à améliorer le bien-être de toute la population (et pas seulement d’une minorité) ? Par ailleurs, il faut oser s’interroger sur les nécessaires limites de l’augmentation de la productivité pour que le travail ne devienne pas intenable (quand il ne l’est pas déjà…). La crise actuelle n’est–elle pas l’occasion rêvée de redéfinir une économie basée sur la satisfaction des besoins fondamentaux existants et non sur la perpétuelle course à l’invention de nouveaux besoins notamment au travers de la publicité ? Une économie visant à satisfaire les besoins selon un mode de croissance soutenable et utile ? Une économie visant à satisfaire les besoins de chacun, par exemple à travers des modalités équivalentes à un revenu … Ne peut-on discerner dans les transformations en cours, dans les pratiques qui s’inventent et les luttes qu’elles suscitent, d’autres possibles plus désirables du point de vue d’une politique d’émancipation ?

Puisque la quête de l’opulence n’a pas résolu le problème de la misère et que la spirale consumériste précarise toujours plus la population, il est plus que temps d’élargir ce débat trop étriqué et d’oser l’inimaginable en opposant à « ce pur capitalisme un pur anticapitalisme proportionné aux menaces qu’il fait peser sur le bien-être de l’humanité » [3]

Notes

[1] Michel Husson, Un pur capitalisme, éditions Page deux, Lausanne, 2008, p.192
[2] Jacques Sapir, « Le retour du protectionnisme et la fureur de ses ennemis », Le Monde diplomatique, mars 2009, p.18
[3] Michel Husson, op.cit, p.194

mercredi 13 mai 2009

Historien et marxiste. Oui c’est compatible !

Cet article a été publié dans Le Drapeau Rouge n°27 de mai-juin 2009, p.15


Né en 1917, l’historien Eric J. Hobsbawm est un des grands historiens marxistes engagés politiquement dont l’œuvre est trop peu connue. Il n’est souvent connu, au mieux, que pour sa brillante analyse du XXe siècle L’âge des extrêmes. Histoire du court xxe siècle qui, dans un climat marqué par les théories de la « fin de l’histoire », fut boycotté par tous les éditeurs francophones avant que Le Monde diplomatique s’allie avec les éditions Complexe pour permettre aux lectorats francophones de lire cette œuvre magistrale il y a maintenant déjà dix ans.


« Le marxisme est loin d’être l’unique théorie structuro-fonctionnaliste de la société, bien qu’il puisse prétendre être la première d’entre elles, mais il diffère de la plupart des autres par deux aspects. Il insiste tout d’abord sur une hiérarchie des phénomènes sociaux (tels que la « base » et la « superstructure »), et ensuite sur l’existence au sein de toute société de tensions internes (« contradictions ») qui contrebalancent la tendance du système à se maintenir. L’importance de ces particularités du marxisme se situe dans le champs de l’histoire, car ce sont elles qui lui permettent d’expliquer – à la différence des modèles structuro-fonctionnalistes de la société – pourquoi et comment les sociétés changent et se transforment : en d’autres termes, les faits de l’évolution sociale »[1]. Cet extrait illustre clairement la démarche historique d’Hobsbawm et ses choix de recherches. L’ouvrage Marx et l’histoire reprend dix textes, souvent des conférences, se situant entre 1968 et 1996. L’historien anglais y réfléchit sur le métier d’historien, sur son engagement, sur le marxisme, mais aussi sur le monde qui l’entoure. Et d’être très clair sur les enjeux dans lesquels il s’inscrit : « Dans un futur prévisible, nous devrons défendre Marx et le marxisme, dans le domaine historique et en dehors de celui-ci, contre ceux qui les attaquent sur les terrains politique et idéologique. En faisant cela, nous défendrons aussi l’histoire, et la capacité de l’homme à comprendre comment le monde est devenu ce qu’il est aujourd’hui, et comment l’humanité peut marcher vers un futur meilleur »[2].


Citoyen et historien, historien car citoyen pourrait-on dire également. Car s’il insiste à de nombreuses reprises sur l’importance du respect des règles de la critique historique, sur le respect des faits, de la recherche des sources, Hobsbawm universitaire internationalement reconnu, se positionne très loin des universitaires retirés dans leur tour d’ivoire au nom de leur pseudo objectivité. Il apporte ainsi des réflexions importantes négligées parfois même au niveau de la formation des historiens. Sur les sources, il plaide notamment pour l’élargissement des champs d’investigation car travailler sur l’histoire populaire ne peut se faire via les archives qui gardent la mémoire des dirigeants. Les sources orales, notamment, revêtent pour lui un intérêt capital. « Mais une telle démarche est rare, car pour la plus grande partie du passé, les gens étaient généralement illettré. Il est plus courant de déduire leurs pensées de leurs actes. En d’autres termes, nous fondons notre travail historique sur la découverte réaliste de Lénine : on peut exprimer aussi efficacement son opinion en votant avec ses pieds que dans un bureau de vote. »[3]. L’utilisation de sources originales (dans tous les sens du terme) permet ainsi des trouvailles intéressantes et très significatives pour l’histoire sociale. Ainsi de cet exemple bien moins anecdotique qu’il n’y parait : « Mais des prénoms purement laïques deviennent courants dans certaines régions au XIXe siècle, parfois délibérément non chrétiens, ou même antichrétiens. Un collègue florentin a chargé ses enfants d’une petite recherche sur les annuaires téléphoniques toscans afin de vérifier la fréquence de prénoms tirés de sources délibérément laïques – par exemple de la littérature et de l’opéra italiens (comme Spartacus). Il s’avère que cela correspond de très près aux zones d’ancienne influence anarchiste – davantage qu’avec celles sous influence socialiste. Nous pouvons donc en déduire (et c’est également probable dans d’autres régions) que l’anarchisme était plus qu’un simple mouvement politique, et a eu tendance à présenter les caractéristiques d’une conversion active, un changement complet du mode de vie de ses adeptes »[4].


En fait, Hobsbawm est d’autant plus objectif dans sa pratique d’historien qu’il reconnaît sa subjectivité. Il rejoint en cela un autre brillant historien, américain celui-là, Howard Zinn[5] qui a très justement intitulé son autobiographie L’impossible neutralité.

NOTES

[1] Hobsbawm, Eric, Marx et l’histoire. Textes inédits., Paris, Demopolis, 2008, p.48

[2] P.81

[3] P.146

[4] Pp.148-149

[5] Sur Howard Zinn, voir deux articles que j’ai écrit dans Espace de Libertés et consultable via ces liens : La subjectivité comme réelle objectivité (http://juliendohet.blogspot.com/2007/07/la-subjectivit-comme-relle-objectivit.html) et Une oubliée de l’histoire : Emma Goldman (http://juliendohet.blogspot.com/2008/01/une-oublie-de-lhistoire-emma-goldman.html)

mardi 5 mai 2009

La révolution conservatrice


-->Cet article a été publié dans Aide-Mémoire, n°48 d'avril-mai-juin 2009
Dans notre précédent article[1], nous avons commencé à analyser la pensée de Julius Evola à travers son analyse du fascisme italien. Nous avons clairement indiqué, principalement dans la dernière partie, combien Evola se positionnait dans la mouvance idéologique contre-révolutionnaire[2]. Nous allons approfondir cet aspect via son analyse du Nazisme.
Les points de désaccords
Le positionnement d’Evola envers le Nazisme, peut-être plus qu’envers le Fascisme d’ailleurs, est très intéressant pour approcher les nuances qui peuvent exister au sein de l’extrême droite et qui expliquent toujours la présence de divers courant en son sein aujourd’hui. Evola critique en fait tout ce qui permettait au Nazisme de remplir quelque peu le dyptique de son nom. Car ce n’est évidemment pas l’aspect « national » qui le gène mais bien celui de « socialiste ». Ainsi des initiatives de mixité sociale comme dans le Service du Travail[3] : « En matière d’assistance sociale au bénéfice des classes inférieures, l’Allemagne hitlérienne fut à l’avant-garde de toutes les nations, n’ayant à ses côtés que l’Italie fasciste. Cela rentrait directement dans la politique d’Hitler, désireux d’avoir avec lui la classe laborieuse, à laquelle il assura un maximum de bien-être bourgeois, tandis que la reprise du slogan insipide de la « noblesse du travail » lui donnait une « conscience » particulière. Mais on dépassa parfois l’objectif, au point de devancer l’invasion de cette plèbe disposant de moyens et présomptueuse qui, de nos jours, prolifère comme une vraie peste dans la « société de consommation ».[4] Plus fondamentalement, le populisme sur lequel Hitler fonde son pouvoir lui déplait également car il va à l’encontre de sa théorie aristocratique : « Le Troisième Reich s’est donc présenté sous la forme d’une dictature populaire, le pouvoir étant entre les mains d’un seul individu privé de toute légitimité supérieure, tirant uniquement du Volk et de son consensus l’origine de son pouvoir. Telle est l’essence du Führerprinzip. Avec lui, on avait voulu revenir à une tradition du temps des Germains, à la relation entre le chef et sa suite, unis par un lien de fidélité. Mais on oubliait en premier lieu que ce lien ne s’établissait alors qu’en cas de nécessité ou en vue d’objectifs militaires déterminés et que, tout comme la dictature pendant la première période romaine, le Führer (dux ou heretigo) n’avait pas un caractère permanent ; en second lieu, que les « partisans » étaient les différents chefs des lignées, non une masse, un Volk ; en troisième lieu, que dans l’ancienne constitution germanique, il y avait, en dehors du chef exceptionnel qui pouvait exiger une obéissance inconditionnelle en certaines circonstances – en dehors du dux ou heretigo – le rex, possesseur d’une dignité supérieure en raison de son origine »[5].
De là, la troisième critique qui porte sur le racisme hitlérien :« De toute façon, quant à l’appréciation d’ensemble du racisme allemand de notre point de vue, notre jugement est le suivant : il faut voir une aberration démagogique dans la prétention germano-aryenne qui amenait à penser, comme l’avait affirmé Hitler, qu’être un balayeur du Reich devait être considéré comme un honneur plus grand que d’être roi d’un pays étranger. Ceci n’enlève rien au fait que, du point de vue de la Droite, une certaine conscience raciale équilibrée, une certaine dignité de « race » peuvent être jugées salutaires, si l’on pense à quel point nous en sommes aujourd’hui, avec l’exaltation de la négritude et tout le reste, avec la psychose anticolonialiste et le fanatisme de l’ « intégration » : autant de phénomènes parallèles au déclin de toute l’Europe et de l’Occident »[6]. Si l’antisémitisme d’Hitler relève pour Evola du registre de la paranoïa[7], il ne le condamne pas entièrement et prône même un antisémitisme « éthique », qui s’oppose à certaines valeurs comme le cosmopolitisme et le matérialisme, plutôt qu’un antisémitisme « racial ». D’autant que, comme d’autres responsables de l’extrême droite ayant continué leurs activités après 1945, il reconnaît le côté handicapant pour sa cause du génocide : « Mais la liquidation physiques des Juifs doit être rapportée essentiellement à la période de la guerre et aux territoires occupés, car on estime généralement qu’il n’en restait en Allemagne, au début des hostilités, que 25000 environ. Et pour ces massacres, connus dans un deuxième temps seulement par la majorité du peuple allemand, aucune justification, aucune excuse n’est recevable. »[8]
Il ne faut donc pas se tromper. C’est bien la forme du racisme et non le concept en temps que tel qu’Evola rejette, lui qui reprend en les approuvant, les idées de Walther Darré[9] : « Or, le Troisième Reich, bien que n’étant pas du tout opposé à l’industrie, s’occupa de prévenir énergiquement le « déracinement du paysan » (donc, implicitement, son exode urbain), de protéger la base naturelle de son existence, c’est-à-dire les terres, non seulement contre toute expropriation et toute spéculation économique, mais aussi contre tout fractionnement et tout endettement. Le centre de cette politique, ce fut le concept de l’Erbhof, c’est-à-dire d’une propriété héréditaire inaliénable, à transmettre à un seul héritier, au plus qualifié (ce qui, souvent d’ailleurs, correspondait à un usage séculaire) : à conserver à travers les générations, « héritage de la lignée dans les mains de paysans libres »[10].
La Révolution conservatrice
C’est donc clairement les quelques apports des Lumières et du rationnalisme repris dans le Nazisme, qu’Evola critique : « On peut comprendre, par conséquent, à quel niveau la lutte pour la vision du monde descendit en prenant des directions de ce genre. A ce sujet, la limite principale, ce fut celle d’un « naturalisme » qui niait toute véritable transcendance. Il suffit de penser que l’on condamna, comme d’esprit non-aryen mais « levantin », la distinction entre l’âme et le corps, le racisme postulant et présupposant leur unité essentielle et indivisible. »[11]. A l’inverse, il approuve certains éléments comme la volonté de construire un réel imaginaire politique : « Il faut néanmoins reconnaître au national-socialisme le mérite d’avoir perçu la nécessité d’une « lutte pour la vision du monde ». Pour Hitler lui-même, la vision du monde était un facteur de première importance, situé au-dessus des idéologies et des formules de parti. La révolution devait être étendue au domaine de la vision du monde, de la Weltanschauung »[12]. Rien d’étonnant donc de trouver la déclaration suivante : « Si Mein Kampf d’Hitler fut la Bible politique et idéologique du national-socialisme, l’ouvrage principal en fait de vision du monde et d’interprétation de l’histoire fut, dans le Troisième Reich, Le mythe du XXe siècle d’Alfred Rosenberg. C’est à lui qu’on se référa, sur plus d’un point, pour l’endoctrinement des jeunes générations. »[13]. De là, Evola enchaîne logiquement avec son approbation de ce que fut la SS qui, à l’exemple de Sparte mais aussi des Jésuites, répond à sa demande d’un Ordre élitiste destiné à être l’aristocratie nouvelle défendant un monde hiérarchisé inégalitaire et qui s’éloignait de la caricature germaniste du racisme dont nous venons de dire combien il la condamnait : « Dans un discours prononcé à Poznan le 4 octobre 1943, Himmler parla carrément des SS comme de l’Ordre armé qui, à l’avenir, après l’élimination de l’Union Soviétique, aurait dû monter la garde de l’Europe sur l’Oural contre « les hordes asiates ». L’important, c’est que dans cette situation un certain changement de perspective eut lieu. On cessa d’identifier l’ « aryanité » à la « germanité ». On voulait combattre non pour un national-socialisme expansionniste reposant sur un racisme unilatéral, non pour le pangermanisme, mais pour une idée supérieure, pour l’Europe et pour un « Ordre Nouveau » européen. Cette orientation gagna du terrain dans la SS et s’exprima dans la déclaration de Charlottenburg (…) Dans cette déclaration de Charlottenburg, il était question de la conception de l’homme et de la vie propre au Troisième Reich et, surtout, du concept d’Ordre Nouveau, lequel n’aurait pas dû être hégémonique, mais fédéraliste et organique. »[14]
Evola défend donc une sorte de Nazisme qui serait purgé de sa forme Hitlérienne, ce qui est un raisonnement quelque peu particulier quand on sait combien Hitler est indissociable du parti qu’il a créé[15] : « Par ailleurs, toujours après 1918 et avant l’avènement d’Hitler, il y eut en premier lieu des intellectuels qui, partant de cet héritage traditionnel, cherchèrent à promouvoir un mouvement tout à la fois de restauration et de rénovation. Là aussi, on pensait à une révolution, non dans le sens progressiste et subversif, mais bien comme refoulement du négatif, de ce qui s’était sclérosé et de ce qui, dans le régime précédent, avait perdu en partie ses possibilités vitales originelles, pour se ressentir au contraire de l’avènement du nouvel âge industriel. D’où la formule, souvent employée, de « révolution conservatrice ». »[16] Cette révolution conservatrice qui doit être entendue comme la troisième voie entre le totalitarisme hitlérien et la démocratie et le marxisme est bien un projet qui garde toute son actualité dans l’après guerre : « Le décret, signé par Hindenburg, avait un caractère légal. L’action concrète contre les communistes n’eut pas ce caractère, dans la mesure où elle ne fut pas accomplie par la seule police, mais aussi par les SA et les SS hitlériens de leur propre initiative, ce qui donna lieu à des excès. Mais si nous devions dès maintenant formuler un jugement du point de vue général de la Droite, nous devrions dire que dans tout Etat digne de ce nom des mesures de ce genre s’imposent dans certaines circonstances. C’est justement parce que rien de tel n’a été fait pour la plus grande gloire de la sacro-sainte démocratie, que dans l’Italie d’après la guerre mondiale le cancer représenté par le communisme et ses compagnons de route a pris une ampleur alarmante et y a poussé des racines si solides que son extirpation apparaît peu probable sans une véritable guerre civile »[17].
Un nouveau parcours significatif
Julius Evola est donc une nouvelle fois un auteur dont la pensée et le parcours traverse les bouleversements de la deuxième guerre mondiale et fait la liaison entre l’extrême droite des années 30 et sa continuation dès le lendemain de la guerre. Né à Rome le 19 mai 1898 dans une famille de la petite noblesse sicilienne, Evola est tout d’abord proche des futuristes avant de s’engager dans la première guerre mondiale. Dès les débuts du Fascisme, il participe au sein de celui-ci au courant traditionnaliste, fortement influencé qu’il est par les écrits, principalement La crise du monde moderne, et la pensée de René Guénon. Se rapprochant des SS durant la guerre, il termine celle-ci à Vienne où en avril 1945 il se retrouve paralysé des membres inférieurs à la suite d’un bombardement. Dès 1948 on le retrouve dans les groupes fascistes en Italie. Son implication est telle qu’il est arrêté en 1951 car considéré par la police comme le maître à penser des groupes les plus extrémistes à cause de son ouvrage Les hommes au milieu des Ruines. Il décède le 11 juin 1974[18].
Nous terminerons ce double article comme nous l’avons commencé par une citation de la préface due à et qui synthétise bien le positionnement d’Evola: « Nous pouvons donc conclure ces considérations préliminaires en disant qu’idéalement le concept de la vraie Droite, de la Droite telle que nous l’entendons, doit être défini en fonction des forces et des traditions qui agirent d’une manière formatrice dans un groupe de nations, et parfois aussi dans des unités supranationales, avant la Révolution Française, avant l’avènement du Tiers Etat et du monde des masses, avant la civilisation bourgeoise et industrielle, avec toutes leurs conséquences et les jeux d’actions et de réactions concordantes qui ont conduit au marasme actuel et à ce qui menace d’une destruction définitive le peu qui reste encore de la civilisation européenne et du prestige européen. »[19]
Notes


[1] Voir Le Fascisme est de droite in Aide-mémoire n°47 de janvier-février-mars 2009.
[2] Voir La pensée « contrerévolutionnaire » in Aide-mémoire n°36 d’avril-mai-juin 2006.
[3] Voir notre analyse critique de ses aspects dans Force, Joie et Travail! in Aide-mémoire n°45 de juillet-août-septembre 2008,
[4] Evola, Julius, Le fascisme vu de droite. Suivi de notes sur le troisième Reich, Paris, Totalité, 1981, p.130
[5] Pp.124-125
[6] p.140
[7] p.141
[8] p.143
[9] Voir De l’étalon au noble SS in Aide-mémoire n°27 de janvier-février-mars 2004.
[10] Pp.134-135
[11] p.148
[12] p.146
[13] p.150
[14] p.160
[15] Voir nos deux articles « Mon Combat » d’Adolf Hitler, une autobiographie… in Aide-mémoire n°20 de Janvier-février-mars 2002 et « Mon Combat » d’Adolf Hitler, un programme…in Aide-mémoire n°21 d’avril-mai-juin 2002, ainsi que Les résultats d’une coalition avec l’extrême droite in Aide-mémoire n°30 d’octobre-novembre-décembre 2004.
[16] p.121
[17] p.121
[18] Les renseignements biographiques proviennent de l’encyclopédie en ligne Metapedia que nous analyserons dans un prochain article.
[19] Pp.27-28