samedi 16 mai 2009

Crise financière ou crise du capitalisme ?

C'est sous ce titre que La Libre Belgique a publié le jeudi 14 mai 2009, pp.54-55 une version raccourcie du texte intitulé originellement La réduction du temps du capitalisme, ici et maintenant que je cosigne au nom du "Ressort" avec Didier Brissa, Karin Walravens, Laurent Petit, Michel Recloux, Olivier Starquit, Yannick Bovy
La crise continue

La crise. La crise sévit. Un tunnel dont le bout se dérobe à la perspective. Volvo, Opel, B-Cargo, Arcelor Mittal. Chaque jour, la litanie des plans sociaux est égrenée. Face à cette lancinante mélopée, l’exaspération croît parmi les travailleurs, dont certains vont jusqu’à séquestrer des managers. Mais de quelle crise parle-t-on ? Crise financière qui débouche sur l’économie « réelle » ou crise du libre-échange et, partant, crise du capitalisme ? La crise financière n’est pas une dérive du capitalisme : c’est parce qu’il fonctionne trop bien en ayant réussi à imposer un blocage salarial universel qu’il a eu besoin de la financiarisation pour assurer sa reproduction : « ce phénomène n’est donc pas une excroissance malsaine sur un corps sain mais un élément constitutif du capitalisme contemporain » [1]. En d’autres termes : le capitalisme est intrinsèquement enclin à la crise. Une autre question fondamentale qui en découle est celle visant à savoir comment combattre sérieusement le libéralisme économique sans s’attaquer au libre-échange : en effet, « au jeu du libre-échange, des délocalisations et de la déflation salariale, il n’est nul gagnant si ce n’est ceux qui ont empoché les profits et qui ont su les placer en des lieux préservés » [2] et qui appellent maintenant l’état à la rescousse. Sans remettre en question la gravité de la crise, les bénéfices de nombreuses entreprises, communiqués dans le premier trimestre 2009 et qui concernent les résultats pour l’année 2008, ont certes baissé mais subsistent ( faut-il évoquer les plantureux chiffres de Suez , de Total, voire revenir sur le « cash out » de La Poste, entreprise également bénéficiaire – à quel prix ?-). Cela veut dire concrètement que l’immense majorité des entreprises ne perd pas d’argent mais en gagne moins. Dans le même ordre d’idées, certaines questions méritent d’être posées : ne serait-il pas indiqué d’opérer une distinction entre les entreprises en difficulté et celles qui veulent malgré tout maintenir un bon « return » aux actionnaires ? Ainsi, au lieu de gloser sur les parachutes dorés, ne serait-il pas judicieux de légiférer sur la tension salariale au sein des entreprises, voire d’interdire aux entreprises bénéficiaires de procéder à des licenciements ? Et même de se demander si c’est bien au public de combler une année de déficit alors qu’il n’a pas bénéficié des dizaines d’années de plantureux bénéfices réalisés.

Au lieu de cela, quelles sont les pistes mises en avant tant par les interlocuteurs sociaux que par les partis politiques pour faire face à la situation ?

Des couteaux sans lames

Aujourd’hui, dans un contexte de crise économique grave, dont les travailleurs ne sont en rien coupables, il leur est demandé d’encore faire des efforts, ce qu’ils pourraient comprendre. Ainsi, une enquête de Vacature indiquait que 46 % des employés étaient prêts à travailler moins pour sauver leurs collègues. Le gouvernement flamand a ainsi proposé une prime temporaire (overbruggingspremie), qui peut aller de 95 euros jusqu’à 345 euros par mois en fonction de l’ampleur de la réduction du temps de travail choisie. Cette mesure vaut uniquement pour les entreprises qui rencontrent des difficultés suite à la crise, et est limitée dans le temps ( 2 x 6 mois). Et le débat sur le chômage temporaire des employés fait rage et cale face à l’intransigeance patronale refusant d’y coupler l’harmonisation des contrats d’employé et d’ouvrier.

En revanche, certains employeurs n’hésitent pas à profiter de cette conjoncture (par définition temporaire) pour mettre en œuvre les plus noirs desseins, en gestation depuis des lustres : les témoignages de pression et de chantage d’employeurs visant à contraindre les travailleurs à prendre un crédit-temps (souvent un 4/5) plutôt que la porte sont légions. Et à part Groen ! qui part en campagne électorale avec la semaine de 32 heures, un salaire de base et un impôt sur la fortune, force est de constater que les autres partis sociaux-démocrates ont des propositions ressemblant à des couteaux sans lames, comme si la plupart des responsables politiques actuels étaient dans l’incapacité de remettre en cause une croyance massive en un capitalisme indépassable. Au moment où le capitalisme financier est concrètement et spectaculairement touché au cœur, combien sont ceux qui en appellent pieusement et piteusement à sa moralisation, voire à sa refondation ? A l’inverse, combien, à gauche, osent au contraire souligner l’urgence de le mettre à bas, au plus vite et dans l’intérêt commun ?

A l’heure de la crise financière, la solution est-elle de travailler plus longtemps et de jouer sa pension en Bourse ?

Réduction capitale

Si le ralentissement de l’économie est indubitable, sortira-t-on de la crise en renforçant encore la compétitivité ? Il est bon de rappeler que la montée du chômage résulte de la non-redistribution des gains de productivité aux salariés. Il est bon de rappeler que le point aveugle du débat de la riposte à la crise contient toujours un tabou, celui de la répartition des richesses. Le chômage (temporaire ou non), le temps partiel ne constituent –ils pas autant de moyens de distribuer et de diminuer le temps de travail…mais de façon inégalitaire ? Ne serait-il pas temps de travailler moins pour travailler tous ? La réduction hebdomadaire du temps de travail, avec embauches compensatoires et sans perte de salaire induirait assurément moins de stress, moins d’accidents de travail : et donc un moindre coût pour la collectivité et pour la sécurité sociale, principalement dans son secteur « soins de santé » dont on rappelle constamment le « dérapage » des dépenses. Le temps de travail a longtemps diminué progressivement grâce aux gains de productivité qui ont été largement partagés entre l’amélioration du pouvoir d’achat et le temps libre. Mais depuis 30 ans, ces gains ont été surtout confisqués par les revenus financiers, sapant ainsi la légitimité sociale du système économique et, partant, du prétendu modèle européen tant vanté par la social-démocratie. Dans ce cadre, il n’est pas superflu de rappeler que les heures supplémentaires prestées représentent entre 270.000 à 300.000 équivalents temps plein. De tout temps, le patronat a toujours prédit des cataclysmes en cas de réduction du temps de travail On comprend pourquoi : répartir équitablement les gains de productivité, c’est les enlever partiellement au capital. Mais les gains de productivité doivent-ils servir à augmenter la rentabilité des investissements ou à améliorer le bien-être de toute la population (et pas seulement d’une minorité) ? Par ailleurs, il faut oser s’interroger sur les nécessaires limites de l’augmentation de la productivité pour que le travail ne devienne pas intenable (quand il ne l’est pas déjà…). La crise actuelle n’est–elle pas l’occasion rêvée de redéfinir une économie basée sur la satisfaction des besoins fondamentaux existants et non sur la perpétuelle course à l’invention de nouveaux besoins notamment au travers de la publicité ? Une économie visant à satisfaire les besoins selon un mode de croissance soutenable et utile ? Une économie visant à satisfaire les besoins de chacun, par exemple à travers des modalités équivalentes à un revenu … Ne peut-on discerner dans les transformations en cours, dans les pratiques qui s’inventent et les luttes qu’elles suscitent, d’autres possibles plus désirables du point de vue d’une politique d’émancipation ?

Puisque la quête de l’opulence n’a pas résolu le problème de la misère et que la spirale consumériste précarise toujours plus la population, il est plus que temps d’élargir ce débat trop étriqué et d’oser l’inimaginable en opposant à « ce pur capitalisme un pur anticapitalisme proportionné aux menaces qu’il fait peser sur le bien-être de l’humanité » [3]

Notes

[1] Michel Husson, Un pur capitalisme, éditions Page deux, Lausanne, 2008, p.192
[2] Jacques Sapir, « Le retour du protectionnisme et la fureur de ses ennemis », Le Monde diplomatique, mars 2009, p.18
[3] Michel Husson, op.cit, p.194

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