lundi 20 juillet 2009

La démocratie menacée par le travail précaire

Cet article a été publié dans Les Mondes du travail, n°7 de juin 2009, pp.145-147

"La vie, la santé, l'amour sont précaires, pourquoi le travail échapperait-il à cette loi ?" Avec cette phrase à la clarté remarquable, Laurence Parisot, présidente du Medef – l’organisation des patrons français – illustre parfaitement une des évolutions du monde du travail. Plus encore, elle démontre bien que derrière des évolutions « économiques » se cachent un discours idéologique clair et cohérent qui, loin d’être celui du progrès, est au contraire celui de la régression à une époque où les combats du mouvement ouvrier n’avaient pas encore permis de conquérir une série d’améliorations sociales.

Nombreux sont les textes qui analysent la réalité du travail précaire et démonte la pseudo évidence du « travailler plus pour gagner plus ». Nous avons récemment été amené à lire deux livres, interpellé pour l’un par son titre et pour l’autre par un bandeau titre ajouté. Tous deux disaient : « Travailler plus pour gagner moins ». Le second est un livre témoignage intitulé sobrement Tribulations d’un précaire dont le pessimisme du propos ne le rend malheureusement que plus réaliste. Son auteur, universitaire américain au chômage, se voit accepter des conditions de travail de plus en plus déplorables, attiré par des promesses de salaire qui se révèlent au final (lorsqu’il a déduit les frais engagés comme le transport, le logement et la nourriture) toujours trompeuses et le tirant finalement vers le bas. « Sans m’en rendre compte, je suis devenu un travailleur itinérant, une version moderne du Tom Joad des Raisins de la colère. A deux différences près. Si vous demandiez à Tom Joad de quoi il vivait, il vous répondait : « je suis ouvrier agricole ». Moi je n’en sais rien. L’autre différence, c’est que Tom Joad n’avait pas fichu quarante mille dollars en l’air pour obtenir une licence de lettres. »[1]

La « Wal-martisation » du monde

Le premier livre est plus conséquent et plus analytique. Il s’agit d’un travail de deux journalistes français sur le géant de la distribution Wal-Mart. Précisons tout de suite que ce livre, dans son style comme dans son propos, n’est pas une étude universitaire. Ce n’est pas non plus un pamphlet militant. Les auteurs ont voulu étudier le groupe Wal-Mart dans la foulée du débat ouvert par la «commission Attali » sur le Hard Discount et ses conséquences possibles en France, d’autant plus que le principal concurrent mondial de Wal-Mart est le géant français Carrefour. Ces caractéristiques, et une certaine fascination latente des auteurs envers le parcours du fondateur de Wal-Mart, font de se livre un bel exemple d’un questionnement grandissant sur la forme actuelle du capitalisme qui menace le niveau de vie de plus en plus de gens. Dès les premières pages, les auteurs globalisent bien leur propos : « La crise du crédit que nous connaissons depuis l’été 2007, si elle n’était guère prévisible dans sa forme (crise des subprimes), a été néanmoins le débouché attendu de déséquilibres économiques globaux qui n’avaient cessé de s’aggraver depuis dix ans. L’augmentation exponentielle des liquidités mondiales avait permis en effet la formation d’une bulle du crédit et de la consommation. La croissance américaine des dernières années avait ceci de singulier qu’elle était tirée par la consommation et non par les gains de productivité ou par l’innovation. Elle était financée par l’endettement des ménages et non par la hausse de leurs revenus issus du travail, et elle a été rendue possible par des techniques financières permettant la transformation de richesses virtuelles liées à l’appréciation de l’immobilier en crédits de consommation. »[2]. Leur réflexion s’inscrit donc plus largement dans le cadre d’une interrogation sur le modèle économique actuel. Pour eux, on assisterait à la fin du fordisme, qu’il définisse comme l’amélioration des conditions de travail et des salaires permettant de faire tourner la machine économique. Ce système était symbolisé par le géant General-Motors, dont on connait les dernières évolutions qui l’ont mené à la faillite. La « wal-martisation » du monde serait au contraire un système économique basé sur le rendement à court terme tirant l’ensemble vers le bas.

L’histoire de Wal-Mart est une success-story américaine typique. Son fondateur, Sam Walton, était un WASP de l’Arkansas. Représentant typique de cette Amérique chrétienne aux valeurs traditionnelles, il est parti d’une petite épicerie en 1962 pour se retrouver à la tête d’un empire de la distribution de 2 millions de salariés dans le monde. L’obsession de la chaîne est de pratiquer constamment des prix toujours plus bas. Pour cela, elle rationnalise à l’extrême le fonctionnement de l’entreprise, limite les dépenses inutiles et surtout presse les salariés (quasi exclusivement des temps partiel dont 50% ne tiennent pas plus d’un an) et les fournisseurs. Ce qui au premier abord pourrait apparaître comme favorisant la « hausse du pouvoir d’achat » pose en fait la question sur la pertinence de cette notion. Car, vu sa puissance les dégâts sociaux que provoquent Wal-Mart sont énormes. « Les experts en concluent que, chaque Etat comptant une cinquantaine de supermarchés en moyenne, c’est une baisse de salaire de 10% et des avantages liés à la couverture santé de 5% qu’on peut imputer à la seule présence de Wal-Mart. »[3]. Et le phénomène est mondial, Wal-Mart étant présent sur tous les continents : « Du coup, ces chômeurs reconvertis dans les services n’ont plus qu’un seul choix pour faire leurs courses : aller là où les prix sont imbattables. Chez Wal-Mart en particulier. La boucle est donc bouclée. « C’est bien de faire la chasse aux bonnes affaires, mais en achetant les produits les moins chers, ceux qui viennent de Chine, nous détruisons nos propres emplois », conclut Steve Dobbins, le PDG de Carolina Mills. Importer de Chine signifie donc exporter les emplois locaux. Une ronde infernale, qui tire les prix et les salaires toujours un peu plus vers le bas, aux Etats-Unis comme dans d’autres pays industrialisés. »[4]. La logique est tellement poussée qu’un des chapitres du livre est intitulé « Mais au fait, pourquoi payer les salariés ? », question beaucoup moins absurde qu’il n’y parait lorsque l’on constate les dégradations sociales de ces vingt dernières années mais surtout si l’on réfléchit aux conditions de travail de la majorité des travailleurs de la planète ou que l’on repense aux conditions des travailleurs des pays occidentaux il y a à peine un siècle.

Les dégâts du modèle Wal-Mart ont été de plus en plus visibles, y compris aux Etats-Unis, entraînant les premières réactions citoyennes. Des organisations, notamment syndicale, ont démontrées que la balance de l’emploi était au final souvent négative lors de l’implantation d’un magasin de la chaine, contrairement aux chiffres que celle-ci avance et que les autorités locales croient trop souvent. « Outre-Atlantique, le cauchemar des décideurs locaux a même un nom : Nowata. Cette petite ville de l’Oklahoma de 4000 habitants a été dévastée par l’arrivée d’un Wal-Mart en banlieue en 1982. D’abord, ce sont les magasins du downtown qui ont été balayés. Puis est venu le tour des fournisseurs locaux (…) Enfin, les services, dans la foulée des banques, ont également jeté l’éponge. Douze ans plus tard, la boucle était bouclée : à son tour, Wal-Mart quittait les lieux, laissant derrière lui ce qui s’apparentait alors à une ville fantôme. »[5]

Menace sur la démocratie

Plus qu’une interrogation sur l’économie, sur le travail, il s’agit avec ces livres de s’interroger sur la démocratie. Wal-Mart est bien entendu contre les syndicats et veille à ce qu’aucune action collective de ses « associés » ne soit possible. Mais les questions que son modèle posent sont plus larges et touchent au cœur du fonctionnement de la démocratie. Le groupe subventionne bien entendu allégrement les deux partis américains. Ainsi a-t-il eu dans son Conseil d’Administration, comme avocate, Hillary Clinton. Plus fort encore, Wal-Mart crée et finance abondamment des « comités de citoyens » qui défendent sa présence face aux collectifs d’opposants. « La situation est telle qu’en 2007, l’organisation américaine de défense des droits de l’homme Human Right Watch publie un rapport de plus de 200 pages sur Wal-Mart, avec pour titre : « droits au rabais. Wal-Mart bafoue le droit des travailleurs américains à la liberté syndicale ». Du jamais vu. »[6]

La journaliste américaine Barbara Ehrenreich avait déjà dans une de ses enquêtes de terrain analysé la situation au sein du géant de la distribution et tiré les conclusions suivantes : « Si donc les employés à bas salaire ne se comportent pas toujours conformément à la rationalité économique, c’est-à-dire comme des agents libres dans une démocratie capitaliste, c’est parce qu’ils travaillent dans un environnement qui n’est ni libre ni démocratique. Quand vous entrez dans l’univers des bas salaires – et des salaires moyens dans de nombreux cas – vous abandonnez vos libertés civiques à la porte, vous laissez derrière vous l’Amérique et tout ce qu’elle est censée représenter, et vous apprenez à ne pas desserrer les lèvres pendant votre journée de travail. Les conséquences de cette reddition vont bien au-delà des questions de salaire et de pauvreté. Il nous est difficile de prétendre être la première démocratie du monde, lorsqu’un grand nombre de nos concitoyens passent la moitié de leur temps de veille dans un environnement qui est l’équivalent, pour le dire en termes simples, d’une dictature. »[7] De quoi mettre en perspective une autre déclaration de Laurence Parisot, bouclant ainsi la boucle de cet article : « La liberté de penser s’arrête là où commence le code du travail ». Et rappeler que la démocratie n’est complète que si son volet politique (incarné par le droit de vote) est compléter par son volet économique et social.


Notes

[1] Iain Levison, Tribulations d’un précaire, Paris, Liana Levi, 2007, p.13.

[2] Biassette, Gilles et J. Baudu, Lysiane, Travailler plus pour gagner moins. La menace Wal-Mart, Paris, Buchet-Chastel, 2008, pp.7-8

[3] Id. p.53

[4] p.99

[5] Id. p.205

[6] Id. p.188

[7] Barbara Ehrenreich, L’Amérique pauvre. Comment ne pas survivre en travaillant. Collection « Fait et cause », Paris, Grasset 10-18 (n°3797), 2004, p.318. L’auteure montre clairement dans ce livre la dégradation rapide de son niveau de (sur)vie et l’impossibilité de s’en sortir lorsque l’on travaille dans des boulots non-qualifiés.

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