dimanche 18 avril 2010

Immersion en grande précarité

Cet article a été publié dans Espace de Libertés, n°385, avril 2010, p.28

Le dernier ouvrage de la célèbre journaliste française Florence Aubenas (1) est déjà dans le top dix des ventes et connaît un succès médiatique interpellant. Aubenas s’est donc immergée pendant six mois dans le quotidien des travailleurs –et surtout des travailleuses– sans qualification. Elle reconnaît dès l’introduction que sa démarche, courageuse et trop peu pratiquée, est loin d’être inédite(2).
Le livre est fort, comme tous ceux qui parlent du réel sans vouloir l’enjoliver. Comme toujours avec ce type de livre, l’expérience s’avère plus dure encore que ce que l’auteur attendait : « Je le vois chercher un mot qui, sans être blessant, serait tout de même réaliste. Il a trouvé et fait un grand sourire : “vous êtes plutôt le fond de la casserole, madame”. C’est dit sans méchanceté, avec bonhomie. L’employé d’une blanchisserie me regarde sortir de l’agence. “Faut pas traîner là, madame. Ça se voit que vous êtes paumée”. Ma naïveté m’apparaît brusquement. Avec davantage de résolution que d’expérience, je suis venue à Caen chercher un emploi, persuadée que je finirais par en trouver un puisque j’étais prête à tout. J’imaginais bien que les conditions de travail pourraient se révéler pénibles, mais l’idée qu’on ne me proposerait rien était la seule hypothèse que je n’avais pas envisagée»(3).
Dès cet extrait, l’élément essentiel est soulevé : les personnes déjà dans une situation difficile sont constamment dévalorisées, infantilisées. Ce livre est donc avant tout un livre sur le désespoir. Car, même si les personnes rencontrées ont des rêves et des joies, qu’elles ne se conçoivent pas comme des exclus de la société, elles savent malgré tout qu’elles ne doivent plus rien espérer de la société. Cette dévalorisation constante a pour conséquence une grande docilité des gens qui ont totalement intériorisé leur infériorité qui leur est rappelée constamment, même au sein des organisations syndicales qui infantilisent « leurs » précaires. La peur est elle aussi très présente. Celle de prendre un tract d’un collectif de chômeur de peur d’être mal vu, celle de réclamer un paiement, celle –surtout– de perdre la moindre minute de travail rémunéré. Quel que soit le montant de la rémunération. Travaillant en coupé, les travailleuses multiplient les heures supplémentaires pour remplir les tâches négociées au plus juste par les sociétés de nettoyage qui rognent sur tout pour obtenir des marchés. De plus, comme personnel de nettoyage, l’objectif est d’être inexistante, invisible pour les travailleurs « normaux ». Même dire bonjour devient alors incongru et déplacé.
Et ce n’est pas le service public qui pourra venir en aide : « Pour les métiers de la propreté, une convention collective fixe le taux horaire légèrement au-dessus du Smic, une dizaine de centimes en plus. Rares sont ceux qui l’appliquent, lorsqu’ils passent une annonce officielle par Pôle Emploi, organisme d’État »(4). Organisme d’État tellement soumis aux règles de fonctionnement capitaliste qu’il ne fait plus respecter les lois pour ne pas perdre des « clients ». Car la logique est devenue limpide : « Une conseillère me regarde approcher. En un après-midi, elle voit défiler une dizaine de nouveaux inscrits à qui il faut faire un bilan, avant de les orienter. Autrefois, il n’y avait pas de limites à la durée de ces entretiens. Les consignes ont commencé à les restreindre à une demi-heure, puis à vingt minutes. Entre collègues, on parle d’abattage, tout le monde renâcle à assurer le poste, mais les directives sont claires : “Vous n’êtes plus là pour faire du social, cette époque est finie. Il faut du chiffre. Apprenez à appeler client le demandeur d’emploi”. C’est officiel, ça vient d’en haut. Le personnel de l’administration de l’emploi a longtemps été constitué avant tout de travailleurs sociaux. Désormais, le recrutement cible d’abord des commerciaux. “Mettez-vous dans la tête que c’est un nouveau métier. Ce que vous avez connu n’existera plus”, répètent les directeurs »(5).
Pour s’en sortir, la voie de l’implication dans la société, d’une citoyenneté active, est totalement absente, trop loin de la réalité vécue. La solidarité ne dépasse pas la famille, au mieux le petit groupe de travail. Mais une solidarité plus globale est absente, voire suscite la jalousie quand elle est osée par une infime minorité, et ce même pour un geste aussi anecdotique qu’un pot de départ. La précarité financière a d’autres conséquences : ne pouvant plus assumer des frais médicaux, toutes ont recours aux guérisseurs, aux bondieuseries en tous genres…
Ce livre au ton juste est donc une nouvelle illustration de la nécessité pour la laïcité de combattre un système économique à l’opposé de ses idéaux.

Notes

1 Florence Aubenas, Le Quai de Ouistreham, Paris, éditions de l’Olivier, 2010, 269 p.
2 Voir sur les expériences de Walraff, London… notre article Journalisme de terrain in Espace de Libertés n°342 de mai 2006, pp.15-16.
3 P. 24.
4 P. 218.
5 P. 31.

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