mardi 28 juillet 2015

“L’histoire est incomplète sans le témoignage des perdants”



 Cet article a été publié dans le n°73 de la revue Aide-Mémoire de juillet-septembre 2015, p.11

A plusieurs reprises nous avons évoqué dans cette chronique le fait que contrairement à un sentiment largement répandu, l’extrême droite n’avait jamais disparue du paysage politique au lendemain de la seconde guerre mondiale[1]. Y compris dans nos pays. Et y compris de manière visible. Pour la Belgique le récent livre L’assassinat de Julien Lahaut développe l’histoire d’un de ces réseaux d’extrême droite qui des années 30 aux années d’après-guerre, en passant par la Résistance, avait pour ciment l’anticommunisme[2]. Dans ce numéro, nous allons voir comment la guerre d’Algérie fut, en France, un moment important dans la réapparition publique de l’extrême droite.

Un parcours atypique, et finalement si commun

Jacques Isorni (1911-1995)  s’inscrit au barreau en 1931 et se tient à l’écart de la politique dans les années 30. Durant l’occupation, il défend des résistants. Le tournant arrive à la Libération avec la défense de deux figures qui marqueront la suite de son parcours. D’abord Robert Brasillach et ensuite le Maréchal Pétain dont il incarnera la défense pendant et après le procès puisqu’il ira jusqu’à militer pour la translation des cendres à Douaumont et sera le fondateur de l’Association pour Défendre la Mémoire du Maréchal Pétain. C’est dans ce cadre qu’il faut situer sa candidature aux législatives en 1951 sur les listes UNIR (Union des nationaux et indépendants républicains) qui accueillent nombre d’anciens vichyssistes. Élu de 51 à 58, Isorni se distingue par des positions très à droite, et notamment par le combat en faveur de l’amnistie. Le procès de Bastien-Thiry[3], dont il défend un des lieutenants, lui vaut trois ans de suspension et est le prétexte du livre que nous analysons.
Son livre se veut donc à la fois un témoignage sur ce qui s’est passé juridiquement lors du procès, mais aussi un message politique : « Ayant une activité au moins double, je tiens à dire que « Jusqu’au bout de notre peine » est un livre écrit et publié par l’écrivain politique et non par « le conseil et le défenseur », même si quelques éléments d’information proviennent de l’activité de l’auxiliaire de justice. Il est écrit et publié pendant que je subis les peines que je dois aux rigueurs de la Cour militaire et de la Cour d’appel (…) En écrivant « Jusqu’au bout de notre peine » je ne me suis senti tenu que par un devoir de conscience et par un scrupule de vérité. En le publiant, je veux croire que la liberté n’est pas tout à fait morte »[4]. Le message politique est de loin le plus important car il s’inscrit dans le long terme[5] : « Lorsque au soir du 1er juillet 1962, je décidai d’écrire ce livre, ce n’était pas seulement pour maudire et me délivrer du mal de la défaite. Je pensai à ceux qui nous suivent (…) Je pensai aussi aux entreprises qui doivent les porter vers l’avenir, et, parmi ces entreprises, ce n’est pas une chimère de souhaiter qu’ils veuillent et puissent un jour rendre à notre pays ses contours anciens. L’amertume des blessures n’est pas le désespoir et c’est vers cet venir que nous dirigions les yeux. »[6]
Le traumatisme algérien
L’indépendance de l’Algérie est vécue comme un grand traumatisme par l’extrême droite française qui y voit une grave trahison[7] : « Livrer au moment de la victoire des armes une partie du territoire à celui qui perd la bataille, c’est violer les lois fondamentales de la nation – cela est vrai pour tous les temps et pour toutes les nations qui ont achevé leur unité – et toute Constitution, écrite ou non écrite. Cela s’est fait en France à propos de l’Algérie (…) »[8] avec comme circonstance aggravante que l’armée n’aurait donc pas perdu sur le terrain et que De Gaulle, chef de l’Eta, avait promis de ne rien lâcher. Mais celui-ci a trahit : « Envisageant comme inéluctable l’évolution de la France vers le communisme, Charles De Gaulle avouait sa croyance, sur d’autres plans que la « décolonisation », dans le mouvement irréversible des courants humains auquel il a donné le nom de vent de l’histoire.»[9]
Isorni insiste d’ailleurs lourdement sur le fait que les actes posés durant la guerre, même les pires, ne furent pas des dérives mais bien le suivi des ordres. Ainsi de la question de la torture : « Je déclare (…) que le lieutenant Godot, comme des centaines de ses camarades, a reçu l’ordre de torturer pour obtenir des renseignements. J’ignore le rang et le nom de l’autorité la plus élevée qui a donné cet ordre dont on ne trouvera d’ailleurs aucune trace écrite. Mais je sais que pour la 10e division parachutiste où sevrait Godot, c’est sous l’autorité du général Massu que cet ordre a été répercuté aux exécutants »[10].
Cet argument est important, car il va permettre de justifier les actes de désobéissance qui suivront ; « Je porte témoignage que pour une part secrète, tacite, intérieur, tenaillante, mais pour une part importante, c’est parce que ces hommes ne voulaient avoir méfait pour rien. Et à la limite, leur attitude est un acte désespéré de damnés qui veulent se venger du démon qui les a menés en enfer. Heureux fedaïnes qui, sur ordre, avez égorgé parce qu’on vous disait que c’était indispensable à votre cause. Vous avez gagné et vos crimes doivent vous sembler justifiés ! Le peuple français au nom de qui justice va être rendue, doit savoir qu’en son nom et pour lui, des responsables ont précipité sans des traquenards les hommes qu’on juge. »[11]. L’OAS[12] a certes été trop loin pour Isorni, mais ses actions doivent être remises dans ce contexte et ne peuvent être confondues avec les actions menées par des organisations comme le CSAR[13]. D’autant plus que des éléments tendent à prouver que l’OAS est soutenue et financée par des personnes au sein du pouvoir, dont certaines en sont même membres. C’est ainsi que l’auteur reproduit une lettre qui lui vaudra des ennuis où il accuse Giscard d’Estaing d’avoir soutenu le Général Salan dans son action. « Contrairement à ce qu’on a prétendu, que les actions violentes de l’OAS avaient ajouté aux haines déjà nées d’une très longue guerre, ce sont ces violences, qui ont montré aux musulmans déçus de notre faiblesse, qu’il existait, parmi notre peuple fatigué, des hommes encore capables de se battre pour une parole et pour une patrie »[14]

La Résistance. Un argument utilisé sur deux facettes

Nous arrivons alors au cœur du raisonnement d’Isorni, et plus largement du courant politique qu’il incarne, qui veut que les membres de l’OAS et du coup de force de Salan, soient d’une part dans une logique de désobéissance civile : « Pour beaucoup l’action en faveur de l’Algérie n’était pas une subversion. Elle était un immense espoir, qu’on dissimulait plus ou moins afin de subsister. Cette espérance partagée et encouragée n’avait rien d’indigne. Loin de là. Il n’y avait d’indigne que de l’oublier quand la défaite fut devenue certaine et que les militaires et les militants vaincus se retrouvèrent dans les prisons du régime. (…) J’étais redevenu, comme aux temps sinistres de 1945, le visiteur presque quotidien des prisons politiques, avant que cela ne me fût interdit. Je ne pouvais l’accepter sans révolte ou sans agir »[15]. Et d’autre part s’inscrivent dans la filiation de la Résistance : « (…) vous allez requérir au nom d’un Etat politique dont le chef et certains membres du gouvernement en ont assumé d’identiques. Rappelez-vous les crimes de la Libération. De Gaulle a-t-il été poursuivi ? Rappelez-vous la radio de Londres, la lecture publique des listes de personnes à abattre et qui furent abattues avec l’accord du Général, et regardez la composition du gouvernement pour le compte duquel vous allez requérir la mort de Salan ! »[16] Et d’enfoncer le clou : « Maurice Schumann m’avait paru le plus qualifié pour cette explication. Il avait joué un rôle prépondérant à la radio de Londres. C’est de cette radio qu’étaient partis tant d’appels à la mise hors combat « des traîtres et des délateurs » désignés au petit bonheur, une véritable croisade du meurtre, un prêche quotidien à la mort, sous la responsabilité du général de Gaulle, sinon sur son ordre. De plus, Maurice Schumann est et était déjà profondément catholique. Sa foi religieuse ne l’avait pas détourné du rôle qui lui imposait sa foi gaulliste »[17] rappelant au passage l’assassinat de Darlan mais aussi « ( …) les massacres qui précédèrent et suivirent la Libération »[18].
On assisterait donc à un deux poids, deux mesures déterminé uniquement par le fait d’avoir gagné ou perdu le combat engagé[19] : « Et la conscience universelle ? Comme elle est sensible, bruyante, et sait s’entremettre aux quatre coins du monde pour un condamné de droit commun des USA ou pour un prisonnier d’Espagne ou du Portugal, cette conscience si légitimement alertée pour l’exécution de Juan Grimau[20], si injustement silencieuse pour celle de Bastien-Thiry ! Et pour nos harkis, s’est-elle manifestée ? Où et quand recueillir l’écho de sa voix ? Où et quand entendre sa plainte déchirée ? Jamais. Nulle part. Les tribunes de l’ONU, si fertile en discours pour la défense de la personne humaine, de quelles protestations ont-elles retenti ? Aucune. Parce qu’on ne peut à la fois condamner des tueries et accueillir leurs auteurs. »[21]
Ceux qui se retrouvent devant la justice française seraient ainsi les Résistants du moment, avec comme figure principale, ayant pris une stature mythique, le cas de Bastien-Thiry[22] : « Ce n’était pas le premier. Elle en avait connu beaucoup dans une guerre de sept ans. Mais, brûlé de la flamme mystique, il était le dernier du combat perdu, le plus inutile. Il allait tenir une place différente des autres. A l’instant suprême, il s’installait parmi les Justes sacrifiés. Rien ne venait assombrir le faisceau de lumière que la mort projetait sur lui. Au fur et à mesure qu’elle l’éloignait de nous, que la foule muette de stupeur le suivait du regard dans son apogée, la figure de l’homme et du croyant devenait de plus en plus haute. Tels les chrétiens des premiers âges qui avaient renversé les idoles. »[23]

Au-delà de l’Algérie, une idéologie toujours cohérente

Si l’ouvrage d’Isorni est déjà très intéressant de part cette argumentation, que nous ne rencontrons pas pour la première fois, il contient aussi plusieurs passages montrant combien l’idéologie d’extrême droite et ses références forment un monde cohérent. Nous retrouvons donc dans le commentaire sur l’Algérie le suprématisme occidental : « Et l’Algérie dès lors vidée de sa substance européenne, sa substance vitale, exsangue pour ainsi dire, découvrira trop tard que cette population qu’elle avait réduite au départ avait été, plus encore que l’armée des soldats et que l’armée des fonctionnaires, l’armature sur laquelle elle reposait sans vouloir le reconnaître. En la perdant, elle devait s’effondrer, comme un corps privé de son squelette. Pour plusieurs années elle retombait en arrière, loin de toute civilisation, portée seulement par une misère lyrique et ses divisions intestines »[24]. Plusieurs références à des figures centrales, comme celle de Brasillach : « Ce 6 février au matin, pour la première fois depuis 1946, je ne me rendis pas à l’église Saint-Séverin où chaque année j’assistais à la messe anniversaire de l’exécution de Brasillach »[25]
Et surtout le long passage sur sa rencontre avec Salazar[26], présenté comme le dernier rempart face à la chute de la civilisation occidentale qu’incarne la décolonisation, dans lequel Isorni précise : « Le maréchal vous tenait, Monsieur le Président, en haute estime. Il prenait votre révolution pour un modèle dont il a pris exemple au moment de la Révolution nationale. »[27]. Mais il va plus loin, revenant sur le darwinisme social : « L’évolution politique du monde se fait en surface, car la nature des êtres ne se modifie pas, pas plus que ne se modifient les lois essentielles qui commandent à la vie des peuples »[28], ce qui n’exclut pas l’action : « C’est donc dans un cadre limité, superficiel par rapport à la nature humaine, que se situent les mouvements qui agitent et précipitent le cours de notre monde. Ils ne sont point tous condamnés à une direction inéluctable. Nés des hommes, à leur taille et faits par eux, ils dépendent de leur volonté, collective ou personnelle »[29].
Nous fermerons la boucle de cette chronique en montrant qu’une fois de plus, c’est parfois dans les détails que l’appartenance et la cohérence idéologique se révèle le plus. Ainsi Isorni lorsqu’il évoque le combat qu’il qualifie d’admirable de l’OAS met-il en exergue le maquis dirigé par un certain Roger Holleindre. Roger Holleindre qui, après l’Indochine et l’Algérie, sera actif au sein d’Occident et dans la campagne présidentielle de Tixier-Vignancourt[30] avant d’être parmi les fondateurs du FN en 1972[31], dont il sera vice-président et député, qu’il quitte lors de l’arrivée de Marine Le Pen, en désaccord avec la ligne politique qu’elle veut instaurer…


[1] Voir notamment L’extrême droite n’a jamais cessé d’exister in AM n°32 d’avril-mai-juin 2005 et Le Poujadisme : un populisme d’extrême droite in AM n°52 d’avril-mai-juin 2010 
[2] Voir Un résistant d’extrême droite in AM n°67 de janvier-février-mars 2014,
[3] Voir infra
[4] Jacques Isorni, Jusqu’au bout de notre peine, Paris, La Table ronde, 1963, p.10
[5] Voir aussi La préparation de la reconquête idéologique in AM n°42 d’octobre-novembre-décembre 2007,
[6] P.173
[7] Voir La pensée « contrerévolutionnaire » in AM n°36 d’avril-mai-juin 2006,
[8] P.59
[9] P.111
[10] P.99
[11] P.101
[12] Organisation de l’Armée Secrète, créée en 1961 par les ultras de l’Algérie Française. Active tant en Algérie qu’en France et même en Belgique où elle a visé des militants soutenants l’indépendance algérienne.
[13] Comité Secret d’Action Révolutionnaire. Mieux connu sous le nom de “La Cagoule” et actif en 1936-37.
[14] P.30
[15] P.47
[16] Pp.69-70
[17] P.157
[18] P.158. Sur cet argumentation voir aussi Le « résistantialisme », un équivalent au négationnisme in AM n°44 d’avril-mai-juin 2008,
[19] Voir aussi sur cette question Le procès de Nuremberg était-il juste ? in AM n°25 de juillet-août-septembre 2003 et Quand le relativisme sert à masquer le négationnisme in AM n°34 d’octobre-novembre-décembre 2005
[20] Dirigeant du Parti Communiste Espagnol exécuté par les franquistes en avril 1963
[21] P.23
[22] Voir Quand la résistance et le droit d’insurrection sont-ils justifiés ? in AM n°55 de janvier-février-mars 2011
[23] P.171
[24] Pp.42-43
[25] P.150
[26] Sur Salazar, voir Un nationalisme religieux : le Portugal de Salazar in AM n°24 d’avril-mai-juin 2003 ainsi que 1945 ne marque pas la fin des dictatures d’extrême droite en Europe in AM n°69 de juillet-août-septembre 2014
[27] P.121
[28] P.114
[29] P.115
[30] Voir La cohérence d’un engagement in AM n°40 d’avril-mai-juin 2007
[31] Voir Retour sur le discours du fondateur de la dynastie Le Pen in AM n°56 d’avril-mai-juin 2011