vendredi 14 octobre 2016

Le Gramsci de l’extrême droite



Cet article est paru dans le n°78 d'octobre-décembre 2016 d'Aide-Mémoire

La chronique de ce numéro va se pencher sur un penseur et théoricien central de l’idéologie d’extrême droite contemporaine. Un auteur non seulement prolifique, mais aussi original qui a renouvelé une partie du corpus doctrinaire sur base d’une grande culture et dont nous avions déjà fait mention à plusieurs reprises[1].

Le théoricien de la Nouvelle Droite
Alain de Benoist est né en décembre 1943 à Saint-Symphorien. Dès l’âge de 17 ans il s’engage dans les mouvances de l’extrême droite en écrivant dans un mensuel dirigé par Henri Coston. En 1961 il adhère à la Fédération des Étudiants Nationalistes (FEN) puis entre en contact avec Europe-Action de Dominique Venner. Il défend alors l’Algérie française[2], l’OAS[3] et l’Apartheid en Afrique du Sud. Fin des années 60 il fonde le GRECE[4] et multiplie les articles et ouvrages dont le premier reste le plus connu Vu de droite. Anthologie critique des idées contemporaines. Toujours actif aujourd’hui, Alain De Benoist réfute l’étiquette d’extrême droite. On le retrouve cependant à partir de 2014 comme animateur d’une émission « les idées à l’endroit », soit le même titre que le livre analysé dans la présente chronique, sur TV Libertés. Une web-tv « de tendance nationale » née dans la mouvance des manifestations contre le mariage pour tous et qui est en quelque sorte l’aboutissement des idées de la Nouvelle Droite, notamment la reconquête du champs culturel.
Le livre que nous analysons ici est publié en 1979 avec un avertissement intéressant : « Les éditions Libres-Hallier ne soutiennent évidemment pas les idées de la Nouvelle Droite, dont l’un des hérauts, Alain de Benoist, s’exprime ici. Les éditions libres-Hallier sont d’abord libres. Un débat est ouvert. Il serait suicidaire pour la gauche – ancienne ou nouvelle – de ne pas l’affronter en connaissance de cause. C’est la raison de la publication de ce livre »[5]. Comme l’auteur le rappelle dans son introduction, c’est en juin-juillet 1979 que les médias se sont intéressés au mouvement de la Nouvelle Droite. 
La centralité du combat des idées[6]
De Benoist dans son introduction à cette compilation de ses articles écrits durant les années 70 souligne que la ND est composé de gens qui avaient une vingtaine d’année en 1968 et qui ne se reconnaissaient ni dans la droite traditionnaliste[7], ni chez les réactionnaires xénophobes. « La Nouvelle Droite – ensemble informel d’associations culturelles, de clubs de réflexion, de revues théoriques et de journaux – a beau être « nouvelle », elle n’est quand même pas née de la dernière pluie (….) Or, la Nouvelle Droite ne se situe pas sur le terrain politique, mais sur le terrain culturel. D’entrée de jeu, elle s’est fixée pour objectif de mettre fin au monopole culturel dont bénéficiait jusque-là l’idéologie dominante. Il est clair que cet objectif ne pouvait pas lui valoir la moindre sympathie de la part de cette idéologie dominante – qui est l’intelligentsia égalitaire sous ses multiples formes. »[8]. C’est donc le combat idéologique qui est au cœur de ce mouvement, où l’on retrouve le GRECE, et non le combat électoral. C’est le champ culturel que de Benoist veut reconquérir à l’extrême gauche qui y a réussi une véritable OPA sur un terrain totalement abandonné par la Droite. Celle-ci ne joue plus que dans le court terme soit dans une version parlementaire[9], soit dans une version groupusculaire[10], deux facettes d’une même médaille inefficace. Car « Sans théorie précise, pas d’action efficace, on ne peut pas faire l’économie d’une Idée. Et surtout on ne peut pas mettre la charrue avant les bœufs. Toutes les grandes révolutions de l’histoire n’ont fait que transposer dans les faits une évolution déjà réalisée, de façon sous-jacente, dans les esprits. (…) La droite française est « léniniste » - sans avoir lu Lénine. Elle n’a pas saisi l’importance de Gramsci. »[11]. Gramsci, qui avec Nietzsche sur d’autres aspects, est le penseur le plus souvent cité par de Benoist.
L’inégalité au cœur de la doctrine[12]
Gagner la bataille des idées nécessite de s’attaquer à la racine du mal que l’on dénonce et de repréciser qui l’on est : « J’appelle ici de droite, par pure convention, l’attitude consistant à considérer la diversité du monde et, par suite, les inégalités relatives qui en sont nécessairement le produit, comme un bien, et l’homogénéisation progressive du monde, prônée et réalisée par le discours bimillénaire de l’idéologie égalitaire, comme un mal. J’appelle de droite les doctrines qui considèrent que les inégalités relatives de l’existence induisent des rapports de force, dont le devenir historique est le produit (…). C’est dire qu’à mes yeux, l’ennemi n’est pas « la gauche » ou « le communisme », mais bel et bien cette idéologie égalitaire dont les formations religieuses ou laïques, métaphysiques ou prétendument « scientifique » n’ont cessé de fleurir depuis deux mille ans, dont les « idées de 1789 » n’ont été qu’une étape, et dont la subversion actuelle et le communisme sont l’inévitable aboutissement. »[13]. Le projet de société porté par de Benoist est donc un projet fondamentalement inégalitaire où il est justifié qu’il existe une élite, une aristocratie :  « L’aristocratie est la classe qui se donne le plus de droits parce qu’elle s’impose aussi le plus de devoirs. La grande vertu de l’aristocrate, pourrait-on dire, c’est qu’il prend « tout sur lui ». Il se sent concerné par tout, en même temps qu’il sait qu’il n’y a au-dessus de lui personne d’autre, sur qui il puisse se décharger de ses responsabilités »[14]. Cette inégalité s’exprime partout et tout le temps et est parfois appelée également diversité : « Ces différentes cultures, nées au sein d’ensembles humains variés, nourries d’expériences et de valeurs variées, expriment des vues-du-monde elles-mêmes variées (…). La pluralité des cultures constitue la richesse de l’humanité »
Un racisme repensé
On touche ici à l’apport majeur de de Benoist au discours de l’extrême droite actuelle. Il réfute catégoriquement tout racisme et rejette la xénophobie qui est négative, contre. À l’inverse, il prône une doctrine positive, du pour. Mais d’un pour une diversité qui ne se mélange pas : « Les mêmes qui nous expliquent, non sans raison, qu’en brisant les habitudes mentales, les structures sociales et traditionnelles des pays du Tiers-Monde, la colonisation les a souvent stérilisés, se font en Europe les adeptes de la pire néophilie, sacrifient tous les jours au mythe du « progrès » et invitent nos contemporains à rompre avec les « vieilleries » du passé.  D’un côté, on nous dit que les Indiens et les Esquimaux ne peuvent pas résister à l’agression que représente le contact avec la civilisation occidentale. De l’autre on affirme que le mélange des peuples et des cultures est, pour les Européens, chose excellente et facteur de progrès. Il faudrait donc savoir s’il y a deux poids et deux mesures (…) Réaffirmons donc le droit des peuples à eux-mêmes, le droit qu’ont tous les peuples à tenter d’atteindre leur plénitude, contre tout universalisme et contre tous les racismes »[15]. La critique du racisme et de la xénophobie se mue ainsi en une critique de l’immigration et du métissage qui s’habille de progressisme et de tolérance : « C’est ici que vient s’articuler une conception positive de la tolérance, qui n’est pas une « permissivité » sans substance, mais simplement la reconnaissance et le désir de voir se perpétuer la diversité du monde.  Cette diversité est une bonne chose. Toute richesse véritable repose sur la diversité. La diversité du monde tient dans le fait que chaque peuple, chaque culture a ses normes propres – chaque culture constituant une structure autosuffisante, c’est-à-dire un ensemble dont on ne peut modifier l’agencement en quelque point sans que cette modification se répercute dans toutes les parties. »[16]. De même, il refuse une forme de hiérarchisation : « En ce sens, globalement parlant, toute appartenance raciale est un avantage par rapport aux valeurs propres à la race à laquelle on appartient : ici, le sociologue et l’anthropologue se donnent la main. On peut donc dire que chaque race est supérieure aux autres dans la mise en œuvre des réalisations qui lui sont propres. Parler de « race supérieur » dans l’absolu (…) n’a strictement aucun sens »[17]. Dans le même ordre d’idée, il plaide pour un régionalisme qui s’ancre dans les traditions mais qui n’est pas pour autant un repli sur soi.
Ni de droite, ni de gauche : d’extrême droite[18]
De cette volonté de diversité basée sur le socle de l’inégalité, découle également une critique virulente et forte du discours de l’école de Chicago et de l’économie qui domine le politique : « Concrètement, le retour au capitalisme épanoui que proposent les « nouveaux économistes » aboutirait à la transformation de la planète en un immense marché – un marché de plus en plus homogène, d’où les différences collectives seraient progressivement bannies. C’en serait fait alors des indépendances nationales et des autonomies de décision, politiques en particulier, puisqu’il n’y a plus de décision possible lorsque le décideur a perdu sa souveraineté. L’interdépendance économique totale apparaît à cet égard comme le parfait corollaire de l’internationalisme »[19]. De Benoist renvoie ainsi dos à dos capitalisme et communisme : « Libéralisme et marxisme sont nés comme les deux pôles opposés d’un même système de valeurs économiques. L’un défend l’ « exploiteur », l’autre défend l’ « exploité » - mais dans les deux cas, on ne sort pas de l’aliénation économique. »[20].
La troisième voie qu’il appelle de ses vœux, qu’il se destine à construire est une voie conservatrice : « J’appelle réactionnaire l’attitude qui consiste à chercher à restituer une époque ou un état antérieur. J’appelle conservateur l’attitude qui consiste à s’appuyer, dans la somme de tout ce qui est advenu, sur le meilleur de ce qui a précédé la situation présente, pour aboutir à une situation nouvelle. C’est dire qu’à mes yeux, tout vrai conservatisme est révolutionnaire. Entre le ghetto néo-fasciste (ou intégriste) et le marais libéral, je crois à la possibilité d’une telle doctrine. »[21]. Cette troisième voie se doit de toujours être renouvelée, est tournée vers l’avenir « Une tradition qui n’est pas sans cesse (ré)actualisée est une tradition morte et qui a mérité de mourir. Il ne s’agit donc pas de restaurer ce qui est d’hier, mais de donner une forme nouvelle à ce qui est de toujours. Il ne s’agit pas de retourner au passé, mais de se rattacher à lui. Imiter ceux qui ont fondé et transmis une tradition, ce n’est pas seulement retransmettre, c’est fonder à son tour. »[22]. Mais l’on retrouve des thèmes déjà rencontré, comme la critique du christianisme vu comme oriental et uniformisateur face à un paganisme européen qui permettait la diversité[23]. On retrouve donc ici aussi cette notion au cœur de la réflexion. Tout comme le fait que rien n’est fixé à l’avance, qu’il y a un dynamisme de l’action : : « Seules les situations nettes ont des effets tranchés. Les autres vivotent par demi-teintes, en compromis. Le paganisme a souffert d’avoir été affronté, il est mort d’avoir été assimilé. L’évangélisation l’aurait affaibli, le syncrétisme l’a tué. (…) D’aucuns, à l’heure actuelle, misent sur une apocalypse. Ils oublient que le déclin n’est pas un fléau qui s’abat, mais un cancer qui ronge menu. Vieille histoire du lion dévoré par les poux. »[24]
Alain de Benoist est donc un auteur un peu à part dans la galaxie de l’extrême droite à laquelle il appartient néanmoins bien comme le prouve tant son parcours que l’essentiel de ses écrits. Un rappel qui nous semble important à une époque où son projet politique de conquérir le champ des idées a, si pas réussi totalement, du moins pollué largement le discours politique, jusqu’à s’insinuer à gauche.


[1] Notamment dans Nouveau FN, vieille idéologie in AM n°43 de janvier-mars 2008
[2] Voir La pensée « contrerévolutionnaire » in AM n°36 d’avril-juin 2006
[3] Voir Quand la résistance et le droit d’insurrection sont-ils justifiés ? in AM n°55 de janvier-février-mars 2011
[4] Voir L’inégalité comme étoile polaire de l’extrême droite in AM n°66 d’octobre-décembre 2013
[5] P.10
[6] Voir aussi La préparation de la reconquête idéologique in AM n°42 d’octobre-décembre 2007
[7] Voir La Loi du décalogue in AM n°64 d’avril-juin 2013 et
[8] P.14
[9] Voir La cohérence d’un engagement in AM n°40 d’avril-juin 2007 et Retour sur le discours du fondateur de la dynastie Le Pen in AM n°56 d’avril-juin 2011
[10] Voir Plongée chez les radicaux de l’extrême droite in AM n°76 d’avril-juin 2016
[11] P.62
[12] Voir également De l’inégalité à la monarchie in AM n°33 de juillet-septembre 2005 et L’inégalité comme étoile polaire de l’extrême droite in AM n°66 d’octobre-décembre 2013
[13] P.58
[14] P.127
[15] P.156
[16] P.39
[17] P.147
[18] Pour reprendre un titre d’une de nos précédente chronique Un vrai fasciste : ni de droite, ni de gauche mais… d’extrême droite in AM n°31 de janvier-mars 2005.
[19] P.210
[20] P.84
[21] P.75
[22] P.121
[23] Voir La tendance païenne de l’extrême droite in AM n°38 d’octobre-décembre 2006
[24] P.140