mercredi 28 juin 2017

la colère fait bouger les gens

Cet entretien a été publié dans le numéro 50 d'Agir par la culture

Propos recuillis par Aurélien Berthier
Quel est le rôle historique de la colère dans les luttes sociales ? Petit retour sur son expression dans les conflits sociaux hier et aujourd’hui avec Julien Dohet,  secrétaire politique au Setca de Liège-Huy-Waremme, qui mène également des recherches sur l’histoire des luttes sociales en parallèle de son activité syndicale. L’occasion de faire le point sur les stratégies syndicales vis-à-vis de la colère, sur le rapport à la violence qu’elle peut entrainer dans la lutte et sur son traitement médiatique.



Historiquement, quel rôle les colères ont-elles joué dans les luttes sociales et politiques ?
Elles sont centrales. C’est toujours un sentiment de colère qui fait que les gens bougent. S’ils étaient satisfaits de leur sort, ils ne se mettraient en effet pas en mouvement. Des jacqueries du Moyen-âge à la Révolution française, de l’industrialisation à nos jours, les mouvements sociaux sont toujours motivés par l’expression d’une colère qui naît d’une insatisfaction.

Quels sont les mécanismes des colères sociales ? S’agit-il, comme pour la colère individuelle, d’une accumulation de petites déceptions qui amène à une explosion ?
La colère sociale fonctionne de la même manière. Elle résulte toujours d’une accumulation, mais c’est un évènement qui va jouer le rôle de la goutte qui fait déborder le vase. Il faut noter, en ce qui concerne des mouvements sociaux d’importance, que personne ne peut jamais prévoir le moment précis où tout va basculer. Par exemple, pour la Révolution française, des problèmes d’approvisionnement de la nourriture existaient depuis longtemps : pourquoi ça explose le 14 juillet et pas un an avant où la situation était tout aussi tendue ? Plus récemment, en Tunisie, la situation était explosive depuis un moment déjà avec un taux de chômage des jeunes important et une absence de libertés. Un homme s’immole dans la rue et cela déclenche une colère générale, puis une révolution qui renverse le pouvoir en place. Pourquoi cela éclate-t-il ce jour-là et pas six mois avant ou six mois après ? Cette accumulation de frustrations, on peut la « mesurer » avec l’évolution de la dégradation d’une situation sociale, c’est-à-dire qu’on peut jauger d’un état socialement explosif ou non. Mais l’évènement déclencheur, celui qui va faire éclater la colère, peut vraiment varier et reste, par nature, imprévisible. Cela peut être une mesure supplémentaire, une dégradation subite, une action qui est faite, une arrestation, une répression, un mouvement qui part… Au sein d’une entreprise, ça peut être une décision patronale, mais aussi une remarque du directeur ou d’un contremaitre, le « truc » de trop même si objectivement la situation était pourrie depuis plusieurs semaines déjà.

Comment les organisations syndicales ou les partis à gauche envisagent-ils la colère ? Est-ce que cela rentre en ligne de compte dans leurs stratégies ?
Bien sûr, mais selon les moments de l’histoire, le caractère plus ou moins « révolutionnaire » ou « réformiste » des organisations à la manœuvre, le rapport à la colère peut changer. Certains attendent que la colère s’exprime et se préparent à l’orienter. D’autres vont toujours rester rétifs par rapport à des expressions de cette colère, surtout si elle est forte et explosive. Les questions qui se posent alors ce sont : jusqu’où la laisse-t-on s’exprimer ? Dans quelle mesure la canalise-t-on ? L’arrête-t-on et si oui, à quel moment ?
À l’inverse du syndicalisme révolutionnaire, notamment porté par le mouvement anarchiste, surtout vigoureux en France à la fin du 19e siècle, pour qui il s’agit de faire la révolution, de renverser le pouvoir, à travers l’outil de la grève générale déclenchée par des colères sociales, en Belgique, on s'est toujours plutôt inscrits dans un syndicalisme réformiste, (même si des courants révolutionnaires ont existé). Celui-ci vise des changements profonds de la société, mais pas la révolution. Bref, le « rôle » des syndicats en Belgique, c’est d’organiser et de canaliser les colères sociales pour les amener vers un objectif précis, de les utiliser pour arriver jusqu’à un certain point, mais pas au-delà.
Tous les grands mouvements ont été canalisés de la sorte comme 36 ou 60-61. Ces deux mouvements partent de la base, la première chose que l’on a faite, c’est bien d’essayer de le cadrer. Cela n’enlève rien au caractère très à gauche des positions qui ont été prises, mais le syndicat n’était pas là pour renverser l’ordre établi en Belgique.

On évoquait le rôle du syndicat comme catalyseur des colères sociales pour les amener vers un objectif stratégique opérant. A contrario, est-ce qu’il n’y a pas le risque pour des organisations syndicales, dans un but stratégique, d’en arriver à poser un couvercle sur des colères sociales qui ne demandaient qu’à s’exprimer ?
Il peut y avoir des tendances dans les organisations syndicales, dans lesquelles une seule sur trois reconnait le concept de lutte des classes, type « couvercle et cogestion ». C’est plus ou moins affirmé selon les endroits et les périodes de l’histoire. En fait, les deux options ont toujours cohabité. Et selon les rapports de force dans la société, selon le mouvement de colère, selon son poids ou comment la base pousse l’appareil, on peut aller dans un sens ou dans l’autre… Mais, je le redis, au niveau social, les organisations syndicales sont plutôt des organisations qui canalisent des colères. Et canaliser, c’est notamment suivre une forme où, à un moment donné, on s’arrête. Par exemple, quand une grève est lancée, que ce soit une grève générale ou au sein d’une entreprise, on sait déjà qu’on devra l’arrêter à un certain moment.

C’est le fameux « Il faut savoir arrêter une grève » de Maurice Thorez
En fait, le débat concerne plutôt la stratégie : à quel moment s’arrête-t-on trop tôt ou s’arrête-t-on trop tard ? C’est-à-dire : arrive-t-on à obtenir ce qu’on voulait en s’arrêtant, alors que si on avait continué, on aurait peut-être tout perdu ? Ou à l’inverse : en s’arrêtant trop tôt, ne passe-t-on pas à côté de choses qu’on aurait pu gagner en continuant ? C’est un débat sans fin.
De toute manière, que ce soit des dirigeants qui « couvent » ou bien des dirigeants qui agitent, s’ils n’ont pas derrière eux les gens, ça ne fonctionnera pas. Or, la classe ouvrière belge n’est pas et n’a jamais été la plus révolutionnaire. Et ce, en partie parce que son sort s’est amélioré relativement vite à partir du moment où elle a commencé à s’organiser. C’est bien là l’enjeu. Des avancées progressives calment la colère des gens et les mouvements s’éteignent car ils ont obtenu quelque chose et amélioré leur sort.

La Belgique est un pays socialement calme ? Les gens expriment peu leurs colères sociales?
À ma connaissance, en Belgique, on n’a jamais vraiment connu une poussée réellement révolutionnaire au sens de « on abat tout et on recommence à zéro » comme on a pu avoir en 1917 en Russie, en 1789, 1848 ou 1871 en France. La Belgique est un pays assez calme même si on a eu des explosions de colère très dures. Regarder une carte des révolutions, grèves générales, insurrections, etc. à la fin de la guerre 14-18 en est très illustratif : la Belgique est en effet l’un des rares endroits en Europe où le calme va régner. Même le Luxembourg va alors bouger. La grève de 50 a peut-être été le moment où cela a été le plus loin. Cette grande grève, qui fait suite à la consultation populaire autour du retour du Roi Lépold III (consultation qui plus qu’un clivage Nord-Sud, marque un clivage de classe gommé depuis), sera marquée par une quasi prise du pouvoir dans certaines communes rouges, avec les grévistes gérant les laissez-passer et de nombreux actes de sabotage. N’oublions pas pour comprendre ces faits que les grévistes sont nombreux à être ceux qui 5 ans avant participaient à la Résistance, y compris armées, contre les nazis. Une séquence dans laquelle on doit intégrer, outre la préparation d’une « marche sur Bruxelles » stoppée au dernier moment, le meurtre de Julien Lahaut et la mort de 4 manifestants à Grâce-Berleur dans des conditions qui n’excluent pas une provocation policière. Le mouvement de 1886 est quant à lui l’un des points charnières de l’histoire sociale belge. Une explosion de colère ouvrière importante mais pas très structurée, mais tout de même portée par une ligne politique clairement exprimée, visant à obtenir le suffrage universel et la réduction collective du temps de travail. Parti de Liège à la suite d’un meeting anarchiste commémorant les 15 ans de la Commune de Paris, la révolte de 1886 sera marquée par un arrêt sur tout le sillon industriel wallon, la destruction des usines Baudoux à Jumet et la fusillade de Roux qui fera 28 morts chez les ouvriers. Elle marquera durablement les esprits, tant au sein de la bourgeoisie que du mouvement ouvrier et détermine fortement, à mon sens, la suite de notre histoire sociale.

On se souvient du traitement médiatique de la chemise déchirée du DRH d’Air France ou des incessants appels médiatiques à la « responsabilité » des syndicats. Comment faire face à un discours politico-médiatique dominant qui, actuellement, semble disqualifier l’expression de toute colère sociale ?

Il faut déjà pointer le fait que le discours de ceux qui n’ont pas intérêt à ce que cela bouge, c’est-à-dire des classes sociales qui ont le pouvoir au moment où un mouvement social se déroule, va forcément tenter de disqualifier toutes les formes de luttes qui pourraient advenir. La manière dont cela s’exprime peut éventuellement varier mais cela relève d’un registre des plus classiques. On va nous reprocher le fait que les travailleurs bougent et que ce n’est pas bien qu’ils bougent. On va leur dire que le moment où ils bougent et la manière dont ils bougent n’est pas la bonne, quoi qu’ils fassent. « Vous avez été trop loin » entendra-t-on toujours, « si vous l’aviez demandé gentiment on aurait pu s’entendre » nous dira-t-on encore, alors même qu’on le demandait justement « gentiment » depuis un moment déjà… Bref, on entend et on entendra toujours ce genre d’arguments sur le moment, le calendrier, la manière ou la cible.

Et qu’en est-il de l’accusation de « violence gratuite » de la part des médias ?
Cette question-là est un nœud dans tout conflit social sachant qu’il faut quand même bien, à un moment donné, exercer physiquement un rapport de force. Il ne faudrait cependant pas avoir l’impression que la violence ne posait aucune question au 19e siècle et qu’elle en pose aujourd’hui. Non, il y a toujours eu de nombreux débats dans le syndicalisme pour savoir jusqu’où on allait. Par exemple, le sabotage est-il une forme de lutte pertinente ou pas ? Le luddisme, le fait de détruire les machines, ne s’est pas produit au 21e siècle mais au début de la Révolution industrielle. Une action qui a d’ailleurs connu beaucoup de soutien.
Car en fait, de quel type de violence parle-t-on ? Qu’est-ce qui est violent ? Une chemise déchirée est-ce un acte violent ? Brûler une palette ? Occuper une usine ? Mettre de la colle dans une serrure pour empêcher les bureaux de fonctionner ? Hacker un site internet ? Occuper une rue ? Empêcher un huissier de rentrer pour virer quelqu’un du logement qu’il occupait ?
La question de l’action directe ou de la « propagande par le fait », théorisée par les anarchistes, mais qui transcende le mouvement ouvrier, c’est bien celle de se demander jusqu’où on va. Tous les moyens sont-ils légitimes ou pas ? Est-ce une question morale ou stratégique ? Certains dans le mouvement ouvrier vont dire que la morale, c’est une question bourgeoise. Certains vont s’en tenir à un critère d’efficacité pour déterminer l’usage ou non de la violence et la question va devenir : telle action va-t-elle nous couper de la masse ou va-t-elle nous la rallier ? Ce sont des débats récurrents… et sans fin. Ce qu’on peut en tout cas dire, c’est que dans le mouvement social, la légitimation de la violence doit plus venir du mouvement social lui-même que de son adversaire. Quelque part, on se fiche bien que TF1, RTL ou La Meuse ne soient pas contents. On se fiche bien que l’État ou les grands patrons ne soient pas d’accord avec les méthodes qu’on utilise : ils ne le seront jamais. Ce qui importe, c’est que ces méthodes rencontrent une adhésion auprès des gens qui participent à un conflit ou auprès de ceux que l’on essaye de faire participer. Trouvent-ils que cette violence-là va trop loin ? C’est cela qui est important, c’est cela la mesure. Le pas de trop, c’est quand on voit que les gens ne nous soutiennent plus, quand une forme d’action nous coupe de l’essentiel de ceux impliqués dans le conflit.

Aujourd’hui, la manifestation de masse « plan-plan », en défilé dans la rue, a-t-elle encore des effets ?
Quand on partageait le gâteau par la négociation, on pouvait rester dans une stratégie de paix sociale et de discussion même si tout n’a jamais été parfait. Mais à partir du moment où cela coince de partout, vont se reposer les questions des moyens d’action. À une époque, faire défiler 100.000 personnes dans la rue suffisait à pousser à une négociation et permettait d’obtenir quelque chose. Aujourd’hui, on peut mettre 120.000 personnes et rien ne se passe ! En face, c’est un « Cause toujours tu m’intéresses » qui nous est renvoyé. Or, si les moyens « pacifiques » ne suffisent plus, la question de l’usage d’autres moyens va se reposer. Ce qui renvoie à la question de la désobéissance civile et de l’usage de moyens que certains en face jugeront comme violents. Et là, on repart dans un débat, qui n’est pas nouveau, mais qui reprend peut-être de la vigueur actuellement. Ce n’est pas que ces questions ne se posaient plus, c’est qu’elles ne se posaient plus de manière aussi prégnante, aussi visible et aussi urgente.

Pour Frédéric Lordon, une indignation ou une insurrection ne peut déboucher que si on joint au carburant de lutte qu’est la colère des affects plus joyeux comme l’espoir. Est-ce qu’adjoindre à des colères sociales un projet plus positif, c’est justement, historiquement, le rôle des partis ou des syndicats ?
On peut dire que trois éléments sont nécessaires pour que les choses basculent. J’ai récemment développé cet aspect dans un article. D’abord, des conditions objectives (une situation qui fait que les gens n’en peuvent plus), puis une étincelle (qui fait éclater une colère jusqu’ici rentrée) et enfin des perspectives à la lutte (un but, une idée, ce pour quoi on combat). Ce sont ces trois éléments-là qui, lorsqu’ils sont réunis, font qu’on a un saut qualitatif dans une lutte. Quand on n’a pas de perspectives, une explosion de colère peut se produire mais elle retombera assez vite. Quand on a une situation objectivement explosive et des perspectives mais pas d’étincelle,  rien ne se passera. Un peu comme aujourd’hui, où on connait une situation qui se dégrade objectivement avec une pauvreté qui augmente et d’autres éléments qui font que les gens devraient (et le sont pour un nombre grandissant) être en colère. Avec également suffisamment de perspectives qui sont données au niveau syndical ou par des partis progressistes (comme réduire le temps de travail ou abaisser l’âge de la pension). Mais où la mobilisation ne prend pas.
On a en effet connu ces dernières années plusieurs grèves générales. Quand les instances syndicales ont dit « On stoppe », parce qu’elles ont décidé que c’était mieux stratégiquement parlant, les gens ont stoppé. Or, les gens auraient pu continuer. Il y a d’autres moments de l’histoire où le syndicat a dit « Stop » et où cela ne les a pas pour autant arrêté. On peut aussi penser aux moments où les instances syndicales indiquaient que ce n’était pas le moment de démarrer, et que cela a démarré quand même comme en 36 ou en 60. Même si ces débordements des dirigeants par leur base ne proviennent pas de rien - ce ne sont pas des explosions de colères totalement spontanées puisqu’en 60 par exemple, cela fait des années que la FGTB préparait le terrain –, un mouvement peut parfaitement démarrer à un moment où les organisations syndicales ne veulent pourtant pas le faire démarrer ou continuer quand elles veulent le stopper. C’est dans des endroits comme cela que la colère joue.